Depuis longtemps maintenant, la pratique des conseillers consiste à construire des solutions cohérentes autour de situations paradoxales. Enfin, nous nous y essayons. Mais depuis quelques années, après de nombreux rapports qui remettent en question l’utilité des services tels qu’ils fonctionnent, l’incertitude est venue se lover au sein même de nos conditions d’exercice.

Comment pouvons-nous dès lors définir notre place dans une société hypermoderne (Ascher 2005, Aubert 2004, Lipovetsky 2006) marquée par le sceau de l’immédiateté d’une part, et la loi du marché d’autre part, qui fait de notre activité, comme n’importe quelle autre, une activité soumise à la concurrence au sein du système éducatif et à l’extérieur ?

Orienter, mission presque impossible

Comme enseigner, gouverner ou soigner, orienter relève d’une mission impossible, à l’instar du texte de Freud. (…) En effet, leurs succès ne dépendent pas uniquement de leur auteur, mais exigent la collaboration de ceux auxquels ces actions se destinent. Éduquer, gouverner, soigner entraînent une modification de la situation ou de l’état d’une ou plusieurs personnes, ou de systèmes. Dans une démocratie, ces changements doivent laisser les personnes libres et actives. Elles ne sont ni soumises, ni acquises.

Or, l’orientation puise ses actions au moins dans deux registres, celui de la politique et celui de l’éducation. Il faut donc se justifier pour convaincre. Si nous l’acceptons, cette mission impossible suppose que nous sachions à quelle place le conseiller est attendu par l’institution qui l’emploie. Là se situe l’éthique. C’est dans cet espace que doit être maintenue ouverte la rencontre avec un autre, qu’il doit éduquer, conseiller pour son insertion future.

Travailler dans le champ du conseil – donc du social – est une manière de s’occuper de soi. Le désir de s’occuper des autres, d’aider autrui s’ouvre sur des préoccupations plus intimes : « ça m’aide à vivre » ou « ça me donne le sentiment d’être utile ». Ces besoins sont interrogés parfois de façon agressive ou rejetante par ceux-là même que l’on veut aider. Une façon de nous adresser un « qu’est-ce ce que tu me veux ?», comme pour éprouver la solidité de nos convictions. Besoins également mis à mal par une institution négligente qui, parfois, ne se mêle même pas de ce que nous soyons là. (...)

Les conseillers d’orientation se sont souvent laissés comparer à des voyants et autres devins dans le souci qu’ont leurs clients de se voir dévoiler une future réussite dans telle formation ou telle carrière. Ils prennent aussi volontiers l’habit de l’avocat quand il s’agit de défendre les intérêts d’un élève lors d’un conseil de classe ou devant une commission d’appel. Moins souvent, ils se placent sur le terrain de l’assistante sociale, qui a pour habitude de conserver toute sa place – et son bureau –. En ces temps incertains où le monde vacille, pourquoi ne pas se mettre dans la peau d’agents secrets pour répondre à notre Mission impossible ?

Créée en 1966, immortalisée par la musique de Lalo Schifrin avec son entrée en matière au magnétophone : « Bonjour, Monsieur Phelps. Votre mission, si toutefois vous l'acceptez... », la série américaine met en scène une équipe d'agents secrets américains, membres de l'IMF (Impossible Mission Force) à qui l'on réserve les missions les plus délicates.

Cette équipe pourrait-elle rappeler l’équipe du CIO ? Elle intervient dans des pays fictifs d'Amérique latine ou d'Europe de l'Est. Les agents doivent remplir de dangereuses missions : coups d'État, déstabilisation, désinformation, manipulations, complots, substitutions, infiltrations, contre-révolutions, dans le contexte de la guerre froide où ils sauvegardent les intérêts des États-Unis et de leurs alliés.

Chacun de ces espions est expert dans un domaine : maquillage, déguisements, mise au point de matériel très sophistiqué. Leurs moyens sont sophistiqués : sosies, acteurs, poupées de cire, fausse monnaie, mises en scène, électronique miniaturisée, imitation, déguisements, chirurgie esthétique. Les plus imaginatifs d’entre nous entreverront tests et autres séances miracles avec ou sans diaporama « powerpoint », mais toujours avec paroles. (...)

Orienter, c’est guider en donnant du sens

Pour partager nos représentations et un imaginaire professionnel, nous nous sommes demandés ce que signifiait pour nous le mot « orienter ». Autant de chemins cheminant dans d’épaisses forêts aux grands arbres, succédant à de petits sentiers paisibles serpentant dans la campagne, et autres sentiers côtiers, carrefours, poteaux indicateurs, bateaux entourés d’oiseaux crieurs, vitrines de boutique dans laquelle se réverbère une image. Autant de paysages marins, urbains, de campagne, de montagne, qui inscrivent l’orientation dans un espace et qui disent qu’orienter, c’est indiquer un chemin, c’est donner un sens.

Être conseiller d’orientation-psychologue, c’est être un guide, comme « guidance ». Si, dans l’orientation, la question existentielle est centrale – « Être ou ne pas être » car il s’agit de savoir ce que l’on va devenir plus tard –, elle se présente sous la forme de la place que l’on va occuper sur le terrain social. Orienter, c’est donc aider à trouver une place. On retrouve bien, là, la fonction institutionnelle de l’orientation dédiée à l’organisation de la circulation des personnes dans l’École, bien résumée dans les logiciels d’affectation KIVAOU, AFFELNET ou Affectation post-Bac (APB). En anglais, on parle de « streaming » pour désigner ce processus de régulation des courants.

L’acte d’orienter – conseil, séances d’information ou autres actes professionnels –, est soumis au processus et aux procédures de répartition des élèves et étudiants grâce à un ordonnancement des pouvoirs de répartir. Qui émet la décision à un moment donné ? Qui la relaie pour la rendre opérante ? Questions de prévisions, de circuits, de régulation, donc de politique éducative. L’activité du conseiller d’orientation-psychologue est assujettie au contexte institutionnel dans lequel elle s’effectue et qui lui donne un sens. C’est pourquoi il est nécessaire d’avoir connaissance des lois, des circulaires pour exercer notre métier. C’est pourquoi il est nécessaire de les comprendre et d’en débattre. (…)

Quand il s’est agi de donner des formes imagées aux questions que l’on se pose dans l’exercice de nos activités, de l’imaginaire de nos collègues sont apparues des poupées russes, des réglisses qui se prêtaient bien à décrire des problèmes qui tournent en rond, dont on déplore la récurrence, qui s’emboîtent. Problèmes d’élèves mais aussi problèmes institutionnels. Nous situons bien les problématiques de l’orientation dans un cadre systémique.

La hiérarchie n’est plus aujourd’hui le principe ordonnateur de nos sociétés très différenciées : la politique, le droit, l’économie, l’art, la religion, l’éducation obéissent à des logiques autonomes. Ces différentes sphères interagissent entre elles dans une interdépendance complexe en forme de réseau, qu’aucun ordre hiérarchique ne contrôle. Les sociétés dans lesquelles nous vivons sont celles de l’« incompréhension » (Habermas, 1981) où se développe « un régime du risque » (Beck, 1986) dans une architecture sociétale polycentrique (Polanyi, 1996) et pluricontextuelle.

Dans le système éducatif aussi, nous sommes soumis à des formes de polycentrisme qui font paraître certaines règles ou décisions comme contradictoires ou même absurdes. De notre place, nous sommes en mesure de modérer les effets réticulaires en apportant aux usagers et aux membres de la communauté éducative des informations pertinentes pour éclairer leurs décisions. C’est sous le signe de l’impossibilité de comprendre tout à fait le système que la question de la répartition des élèves, à laquelle nous participons, vient buter sur la nécessité du choix individuel – qu’il convient aussi d’éduquer –, ou du désir – qu’il faut faire émerger pour être enfin soi-même –. (...)

En 2005, on compte 4700 conseillers d’orientation-psychologues, titre acquis en 1991. L’âge de l’orientation éducative est apparu. La détection des aptitudes fait place au développement des compétences. Le parcours se substitue au projet. Il faut apprendre à s’orienter tout au long de la vie… et la vie n’en finit plus. Le temps est venu, avec notre titre de psychologue, de parler de mobilité, d’adaptabilité, d’employabilité d’imprévisibilité, d’incertitude. (…) Triomphent le culte de l’immédiateté, l’urgence, la jeunesse, le fantasme généralisé de l’immortalité sur fond de savoir, savoir faire, savoir être et savoir devenir. Le pilotage prend désormais la place de l’autorité. Les paradoxes et les contradictions doivent être gérés. La rationalité ne suffit plus à résoudre les problèmes posés par les organisations : l’aléatoire, le chaos. L’intuition est de mise.

Il en est de l’école comme de l’entreprise, les établissements s’autonomisent. La Loi de programmation financière demande des comptes. Et l’on cherche toujours à organiser la circulation des personnes. De l’orientation, tout le monde s’occupe. La forêt est devenue une jungle. L’orientation, c’est l’affaire de tous (Odry, 2006). Et désormais, les conseillers d’orientation-psychologues peuvent légitimement se poser la question de ce qu’ils ont à faire dans cette affaire. Du passé, il reste les tests, que personne ne leur envie, les avis pour les commissions, que personne ne leur conteste, leur expertise, que tout le monde recherche, leur présence aux commissions d’appel, légalisée.

Désormais, il faut donc définir sa place en précisant son champ d’action, en rendant compte de ses actions. Il faut se rendre visible. Se faire connaître pour se faire reconnaître. Il faut travailler les messages que l’on diffuse, les rendre intelligibles. Présenter des programmes d’activités argumentés, étayés, rédiger des fiches actions, des comptes rendus de séances… (…)

Les conseillers d’orientation-psychologues sont-ils des Ariane ?

Revisitons le mythe, à l’instar de la psychanalyste Françoise Bernard qui en tire une méthode « autographie et projet de vie » (Bernard, Simonnet, 1997). Elle se plaît à répéter cette phrase : « savoir où j’en suis, pour savoir où je vais ». Si le minotaure représente la butée du réel, en même temps que la butée du désir tout court, la parole, le jeu, la reconnaissance de l’autre par sa nomination permettent de créer un espace pour devenir. Dans ce dispositif, Ariane joue le rôle du tiers. C’est elle qui tient le fil, qui connaît le sens. Sans elle, Thésée, son fiancé, ne serait pas revenu, n’aurait pas trouvé son chemin dans le labyrinthe. Mais l’histoire n’est pas tendre pour l’héroïne.

Après avoir aidé, elle est abandonnée et n’a pas droit à la reconnaissance. On pourra tout à loisir méditer sur la trahison de Thésée, sur son manque de gratitude. Combien de nos consultants ont-ils oublié nos conseils ? C’est là le prix de l’autonomie, de la liberté qui doit être toujours être désirée pour l’autre. Ariane oubliée. Elle devient cependant une étoile. Plus lointaine, plus brillante, plus abstraite, elle n’en reste pas moins une valeur, un but. Comme elle se trouve dans l’espace sidéral, on ne peut oublier que, dans les cieux, elle partage la même étymologie que « désir ».

Ainsi, peut-on accepter cette mission presque impossible : orienter dans l’incertitude.

Texte complet et bibliographie en annexe. Il est également disponible dans la revue Questions dorientation vol. 73/n°4, décembre 2020, sous le titre : Orienter dans l'incertitude, mission impossible ?''

Ce billet a été modifié le 16 avril 2020, puis le 31 décembre 2020