Il est intervenu le 24 septembre 2010 au palais des congrès du Mans, en compagnie de François Flahault et de Francis Danvers. Thème : Tirer parti de l'incertitude, du projet d'orientation à l'opportunité d'évolution. Comment tirer profit d'une incertitude devenue structurelle ?

Sous le titre « Conseiller en temps de crise et d’incertitudes », les 59èmes journées d’études de l’ACOP-F qui se sont tenues au Mans en septembre 2010 mirent l’accent sur une tension à la fois actuelle et ancienne, celle qui relie la pratique du conseil à la question de l’incertitude.

En effet, demander ou attendre conseil suppose de se trouver en situation de doute, c’est-à-dire d’incertitude quant à sa capacité propre à prendre la bonne décision ou à mener l’action adéquate. S’il s’agit là de la condition sine qua non à partir de laquelle s’élabore nécessairement toute opération de conseil, depuis la nécessité philosophique antique de fabriquer des tyrans éclairés jusqu’aux plus récentes incursions de la psychologie non-directive rogérienne, les temps actuels semblent cependant redistribuer la donne.

En effet, ce n’est plus tant face à une incertitude passagère, identifiée comme moment particulier, comme cap à passer, comme situation singulière requérant de prendre conseil que nous avons désormais recours à telle ou telle figure du conseil ou de l’accompagnement.

C’est au contraire parce que l’ensemble du monde, au sein duquel nous espérons encore pouvoir inscrire nos destinées individuelles, nous est devenu indéchiffrable que nous avons recours aux diverses et multiples figures du conseil et de l’accompagnement qui se proposent désormais à nous, à chacun de nos âges de la vie : conseillers d’orientation-psychologues pour les collégiens et lycéens, Missions Locales pour les 16/25 ans, bilans de compétences et commissions de validation des acquis de l’expérience (VAE) pour les adultes en activité, dispositifs de reconversion et/ou de formation professionnelle pour les adultes en rupture de ban, stages de préparation à la retraite pour les seniors, etc. (...)

Du projet d’orientation à la "sérendipité"

Si tout projet, et pas seulement celui d’orientation, comporte sa part d’incertain, une contradiction cependant apparaît entre l’idée même de projet et celle de saisie des opportunités. Il s’agit ici de faire évoluer les pratiques d’orientation, qui restent généralement organisées autour d’une figure plutôt programmatique du projet, vers d’autres figures possibles, mieux susceptibles d’aider les jeunes gens que reçoivent les conseillers d’orientation-psychologues à évoluer dans un monde tellement saturé d’incertitudes qu’on ne l’envisage guère plus que sous l’angle des risques dont il est saturé, le projet d’orientation devenant dès lors et de facto, un projet de prévention contre le risque de chômage ou de non-insertion qui menace les jeunes gens scolarisés aujourd’hui.

C’est alors que, d’un côté, les pratiques de projet d’orientation-insertion se veulent de plus en plus opérationnelles et procédurales du fait même qu’elles visent à prémunir contre un avenir posé comme saturé de risque, quand, en même temps, ce seraient des pratiques ouvertes et floues qui seraient le mieux à même de préparer à évoluer tout au long de la vie, à condition de poser l’avenir, au contraire, comme riche d’opportunités possibles. (...)

Or, l’époque actuelle tend à privilégier la certitude sur l’incertain et la prévisibilité sur l’avenir ouvert, parce qu’elle est inquiète de l’avenir, celui des jeunes comme celui du Monde. Comment dès lors la pratique existentielle des conseillers d’orientation-psychologues, celle du projet d’orientation comme composante du projet de vie à l’entrée dans l’âge adulte, peut-elle tirer profit du contexte de crise et d’incertitude pour laisser place à la sérendipité, alors même que les logiques gestionnaires du projet d’orientation semblent de moins en moins les mettre à l’ordre du jour ?

Anticipation et opportunité

Que pouvons-nous anticiper dans le monde d’aujourd’hui ? Qu’en sera-t-il de l’Europe, de la France, du métier que nous exerçons, des institutions, de la famille, de l’école, de l’hôpital dans 5, 10, 15, 50 ans ? Ces deux questions imposent de réfléchir à l’articulation entre l’anticipation, dont le projet est l’une des figures, et l’opportunité qui semble s’y opposer en ceci qu’elle se présente plutôt comme non anticipée (Heslon, 2008).

Le projet suppose de l’anticipation, laquelle rejoint culturellement une idée occidentale de la maîtrise du temps, de la possibilité d’anticiper, très typique de la modernité occidentale, de l’idée même du progrès tout à fait constitutive de cette modernité qui va de la Renaissance à l’ère industrielle. Cette idée de progrès est également contenue par le terme d’ « élève » à l’école, qui désigne un sujet que l’on élève, c’est-à-dire que l’on souhaite voir s’élever, grandir, aller vers une élévation de ses comportements, de ses compétences ou de ses capacités critiques.

La notion de progrès et la croyance en ses vertus s’illustraient aussi par « l’ascenseur social » auquel le système d’enseignement avait pour ambition de contribuer. Or, cet ascenseur est aujourd’hui grippé, voire carrément en panne, de même que si le progrès technologique ne fait aucun doute voire s’accélère dans certains domaines, il n’est plus, loin de là, garantie de progrès social… Du coup, c’est une certaine conception occidentale du temps et de sa maîtrise, de la possibilité d’anticiper l’avenir plus ou moins clairement en vue du progrès et de la croissance, qui est entrée en crise, laquelle emporte également la figure offensive et conquérante du projet des années 1970-80. (...)

Les toutes récentes Grammaires des conduites à projet de Jean-Pierre Boutinet (2010) attirent alors fort opportunément notre attention sur le fait que l’opportunité de situation constitue une dimension féconde des conduites à projet. Aux antipodes de Paolo Virno, faisant dès 1990 de l’opportunisme une déclinaison du cynisme postmoderne, en antidote, déjà, à la peur de l’avenir, Boutinet explore les « opportunités de situation à tirer des circonstances ». Il esquisse alors moins une stratégie de projet qu’une « conduite à projet » que l’on pourrait qualifier de « propice », utilisant les circonstances telles qu’elles se présentent, plutôt que chercher à les infléchir, les modifier, les prévoir ou encore les éviter.

La difficulté reste encore, à partir de ces jalons théoriques et de ces intuitions fécondes, à réhabiliter l’opportunité propice contre l’opportunisme cynique pour dégager sinon des méthodologies, du moins des perspectives d’action singularisées en vue d’un conseil en orientation qui prépare les plus jeunes et forme les plus âgés à s’orienter en fonction des circonstances. Discutant la perspective dite du Life-designing, ouverte en Amérique du Nord par Mark Savickas et prolongée en Europe par Jean Guichard, nous avons d’ailleurs proposé une première réflexion en ce sens, qui prenne en compte Les aléas postmodernes du conseil en orientation… (Boutinet, Heslon, 2010).

Le conseil en orientation entre dégénération et régénération

Parmi ces aléas, une partie concerne les générations montantes auxquelles les conseillers d’orientation-psychologues s’adressent, tour à tour considérées comme en voie de dégénération ou, au contraire, en cours de régénération. On sait que cette ambivalence des adultes quant aux plus jeunes n’est pas neuve, puisque Socrate, déjà, s’inquiétait des évolutions de mentalités de ses jeunes congénères !

Cependant, le mouvement semble s’être accéléré pour deux raisons conjointes : d’une part, les évolutions des mœurs et des techniques n’ont cessé de s’accélérer en deux ou trois générations ; d’autre part, les générations âgées vivant plus longtemps, elles doivent assimiler ou, au contraire, rejeter, des transformations du Monde de plus en plus nombreuses et profondes au cours d’une seule et même existence. Doit-on en conclure qu’il y ait dégénérescence de la culture, de la civilisation, du rapport au travail, à l’autorité, à la politesse, ou bien régénération du rapport à autrui, à l’action et à soi-même ? (...)

Qu’il s’agisse de celle du professeur, du parent, du patron ou de l’État, l’autorité semble s’affaisser, voire disparaître, de deux manières : soit elle se dilue – ce qui est le cas de l’État-nation au sein de l’Europe ou du professeur au sein d’un ensemble d’adultes ayant chacun leur opinion également respectable –, soit elle cède la place au rapport de forces – quand les institutions se désagrègent face à des groupes de pression financiaro-politiques, ou bien face à des groupes conduits à la violence par des idéologies intolérantes ou simplement par le désespoir. (...)

Pour nous résumer, avançons que ce double éclatement de l’autorité et de la transmission signent une certaine victoire de l’horizontalité sur la verticalité. Et cette horizontalité vient interroger non seulement la capacité des dispositifs de formation initiale à armer les générations montantes pour le monde de demain, mais aussi l’aptitude de ces mêmes dispositifs à proposer un conseil en orientation propice à saisir les opportunités tout au long d’une vie au cours de laquelle savoir tirer parti de l’incertitude sera assurément un atout. C’est donc moins à la prédictivité, sur laquelle s’est bâtie toute une époque du conseil en orientation, basée sur la psychologie des intérêts, de la motivation ou des typologies de la personnalité (Heslon, 2008b), qu’à la disposition à devenir du fait même et grâce à l’incertitude des autorités et des transmissions, que doit sans doute s’attacher désormais ledit « projet d’orientation »…

Immédiateté, interconnexion, mobilité : 3 conditions pour l'opportunité d'évolution

Afin d’ouvrir sur quelques pistes propices et opportunes, nous proposons de considérer que trois des comportements souvent décrits comme caractéristiques dommageables des générations montantes, c’est-à-dire considérés comme des défauts typiques, ou des « travers des jeunes d’aujourd’hui », recèlent peut-être à l’inverse des virtualités quant à leurs capacités à évoluer dans ce monde indistinct et désorienté qui est le nôtre, et sera plus encore le leur… Il s’agit de l’immédiateté, de l’interconnexion et de la mobilité.

Nous voyons en effet émerger une génération qui fonctionne avec l’opportunité de ces 3 points de vue. Ce qui alors fait défaut au conseiller d’orientation-psychologue, au parent, à l’enseignant, ce qui les interroge et les malmène, c’est d’avoir à être et agir dans un monde où la lenteur est proscrite, où les relations sont moins privilégiées que multiples et où la stabilité manque. L’immédiateté des textos, du zapping ou du surf conditionne en partie la vie des adolescents. Mais ne caractérise-t-elle pas aussi les vies adultes ? (...)

Et si les plus jeunes savaient mieux gérer que leurs aînés cette immédiateté, en saisissant ce qui se présente plutôt qu’en fonctionnant par projet ? Dès lors, la mobilité qui s’ensuit, véritable injonction des temps actuels, leur serait plus aisée, ou du moins plus habituelle, que la stabilité à laquelle maints adultes aspirent sans y parvenir, s’essoufflant à poursuivre leurs projets, risquant l’épuisement, le burn-out ou encore la Fatigue d’être soi qu’analyse Alain Ehrenberg (1998).

Peut-être même alors pourrions-nous considérer la maladie d’Alzheimer à la fois comme trouble pathologique de l’orientation au grand âge, et comme symptôme d’une civilisation désorientée (Heslon, 2008a), à force de résister à l’immédiateté, à l’interconnexion et à la mobilité, qui sont trois des facettes de l’opportunité ?

Le texte intégral de la conférence de Christian Heslon est disponible dans la revue Questions d'orientation vol. 73, n°4, décembre 2010, sous le titre Tirer parti de l'incertitude, du projet d'orientation à l'opportunité d'évolution, pages 97-104.

NDLR. Christian Heslon a écrit notamment une ''Petite psychologie de l'anniversaire, pour comprendre ce que grandir veut dire'' (Dunod, 2007). Cet ouvrage retrace l'histoire de l'anniversaire pour en décoder les significations cachées : l'anniversaire, pour quoi faire ? L'anniversaire et ses effets cachés ; découvrir son âge subjectif ; les fonctions psychologiques de la fête d'anniversaire. Il a également publié l'article S'orienter dans le transitoire au fil de l'âge : de l'anticipation à l'opportunité dans le n°176/2008-3 dans l'excellente revue Education permanente consacré à ''Peut-on (ré)apprendre à anticiper ?''

Ce billet a été modifié le 31 décembre 2020