Il y a bien sûr d'abord ces vies cassées, brutalisées, violentées, déplacées que, chez les survivants, il faudra reconstruire vaille que vaille, du ''fatum'' le plus injuste au possible ''kairos''. Résister, vivre malgré tout. Croire encore et encore au jaillissement de la vie après avoir fait le deuil de ses morts. Mais se remet-on vraiment jamais de la mort d'un enfant ? Et il y a aussi l'imaginaire du téléspectateur mondialisé, qui oscille entre la sidération spectaculaire, la compassion humaine pour ses proches ou ses lointains, et, doit-on le dire, le sentiment que, pour cette fois au moins, il en aura réchappé...

On prétend parfois que la mondialisation susciterait des réflexes de peur chez nos contemporains tétanisés devant un tsunami, un tremblement de terre, Fukushima ou les Twin towers en feu. Mais comment n'en serait-il pas autrement devant tant de malheurs ? Au Moyen-Âge, ajoute-t-on alors, le serf certes crevait de faim et nombre de ses enfants mouraient en bas âge, mais au moins, il ne connaissait pas les malheurs de ses contemporains plus éloignés de quelques lieues et, de ce fait, il se contentait de peu. Quoique...

Le citoyen du XXIème siècle, petit ou grand, riche ou pauvre, Lapon, Parisien, Mexicain ou Ivoirien, est confronté en permanence non pas toujours, heureusement, à la réalité de la société du risque, mais à sa représentation, à sa possibilité, à sa probabilité.

« Qu’est-ce que s’orienter aujourd’hui ? »

Comme le disait Jean Guichard au Mans le 22 septembre 2010, aujourd'hui " s’orienter est, d’abord vu, dans nos sociétés, comme l’activité de gouverner son parcours professionnel (et corrélativement son parcours de formation), une activité dont l’individu est jugé responsable. Dans le contexte des modes d’organisation du travail et de l’emploi qui se développent désormais (...), cette activité implique généralement que la personne adopte une attitude stratégique plutôt que de s’engager dans une conduite de projet à moyen terme.

Mais une telle attitude n’est possible – tout comme, d’ailleurs, une conduite de projet – qu’à la condition que la personne réfléchisse à ce qui importe fondamentalement pour elle dans la vie ; son parcours professionnel ne peut être qu’un élément, souvent majeur hic et nunc, d’une vie qui fasse sens pour elle. Et c’est précisément ce « sens pour elle » qui permet à une personne donnée de repérer dans l’un des contextes où elle interagit cette opportunité professionnelle – cette « opportunité-pour-elle » – qu’une autre ne perçoit pas.

Cependant, dans nos sociétés postmodernes, qui n’offrent plus de modèles de vie perçus comme allant de soi, déterminer le sens actuel de son parcours de vie apparaît comme un acte de personnalisation que chacun doit effectuer à différentes reprises. Cela suppose que la personne s’engage dans une activité réflexive portant sur ses attentes dans ses différents domaines de vie et, plus fondamentalement encore, sur les valeurs primordiales permettant de donner un sens à sa vie. L’activité de s’orienter dans nos sociétés industrialisées occidentales se fonde ainsi sur un ensemble de processus réflexifs visant à concevoir, construire et conduire sa vie."

Faire face aux défis de l'humanité

Et Jean Guichard d'ajouter : "Comme on le voit, notre conception de l’orientation n’est pas sans poser de sérieux problèmes d’équité sociale. Mais, plus fondamentalement encore, on peut se demander si elle permet bien de faire face aux défis auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui. Ceux-ci sont de divers ordres : (a) économiques avec les crises financières, les taux de chômage importants et les disparités considérables entre les pays du Nord et du Sud, (b) écologiques avec le réchauffement climatique, la crise de l’eau, la disparition d’espèces vivantes, (c) humains avec, notamment, l’importance de ce que le Bureau International du Travail nomme le « déficit de travail décent » (International Labour Office, 2001 & 2006), l’explosion démographique et les migrations massives de populations qui ne peuvent plus survivre dans leur habitat d’origine.

Or, comme on l’a vu, notre conception de l’orientation se limite à la considérer comme un gouvernement de soi par soi, en relation avec des normes sociétales et institutionnelles définissant certains modes pertinents de rapports à soi et à ses expériences. S’orienter exige de l’individu individualisé de nos sociétés d’individus qu’il se centre sur sa construction personnelle. Certes, au cours de cette réflexion, il est généralement conduit à se soucier des autres et, notamment, des autres proches ; c’est le cas, par exemple, lorsqu’il se pose la question des répercussions possibles de ses engagements personnels et professionnels sur la vie de ces derniers.

Néanmoins, pas davantage que le souci du bien commun, le souci d’autrui – notamment des autres lointains – ne constitue généralement le principe fondamental de cette activité de s’orienter. Il arrive même que le souci de se réaliser dans leur vie professionnelle conduise certaines personnes à s’engager dans des activités dont elles savent qu’elles ne peuvent que nuire à d’autres, comme l’a montré récemment, par exemple, la crise des « subprimes », dont l’une des origines se trouve dans l’offre de prêts à des personnes dont les courtiers et leurs superviseurs savaient qu’ils les conduiraient sans doute à la ruine."

S'orienter : le souci de soi ou le souci d'autrui ?

Jean Guichard encore : "Dans la conjoncture planétaire inquiétante qu’on vient d’évoquer, on peut se demander si le souci d’autrui ne devrait pas être considéré comme une composante majeure du souci de soi et du gouvernement de soi. Cela conduirait les individus à s’interroger sur les conséquences pour eux-mêmes et pour l’humanité en général de leur engagement dans telle ou telle activité. Les problématiques du care – du souci d’autrui – se trouveraient ainsi au cœur même de la réflexion sur le gouvernement de soi.

Dans une telle perspective, l’objet de l’orientation professionnelle changerait. Il ne s’agirait plus seulement, pour la personne, de repérer certaines opportunités qui s’offrent à elle en fonction de ses compétences techniques, des réseaux de relations qu’elle a bâtis et du sens qu’elle donne à son existence, mais aussi de s’interroger systématiquement sur les conséquences humaines – pour elle et pour autrui – de son éventuel engagement dans telle ou telle mission professionnelle (en suivant, en quelque sorte, la maxime du principe responsabilité proposé par Hans Jonas, 1990 (p. 40) : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre »)."

C'est peut-être en effet une telle révolution copernicienne qui fera sens pour les générations actuelles et futures : le souci d'autrui accoté au souci de soi, mieux, le subvertissant ; l'attention permanente au développement humain, pleinement humain de chacun, de sa naissance à sa mort ; l'action quotidienne constamment rivée sur les conséquences directes ou indirectes, à court ou à moyen terme, de son action ; la co-construction patiente d'êtres humains respectueux, réflexifs, socialisés, ouverts à l'autre proche ou plus lointain ; la co-construction de cellules et d'institutions familiales, scolaires, professionnelles, associatives, démocratiques réflexives, socialisées, ouvertes aux autres, qu'ils soient proches ou plus lointains.

En effet, comme chaque être humain est unique et si fragile, notre Terre Patrie est unique et si fragile, elle aussi.