Ainsi celui-ci, pp.108-110, Le métier d'instituteur, que je vous laisse savourer, dédié aux institutrices et aux instituteurs. Ce texte inaugure notre nouvelle série Métier perdu, métier retrouvé.

Le métier d'instituteur

On donne comme évident que l'instituteur a des avantages que le travailleur ou l'employé de commerce n'ont pas. Je vois bien que l'instituteur a six semaines de vacances en une fois, des jours de congé, et une petite retraite à soixante ans ; mais il ne faudrait pas d'après cela le comparer au chien gras de la fable, qui est attaché quelquefois, mais qui, en revanche, connaît le bon sommeil et les bons morceaux. Le métier d'instituteur est à mes yeux le plus dur.

Songez qu'il faut parler haut et clair pendant des heures ; songez que la plus petite marque de fatigue est immédiatement saisie par tout le jeune bataillon, avide de liberté, de jeux et de bruit. Il faut être un peu du métier pour comprendre ces difficultés-là. Les classes sont souvent trop nombreuses ; souvent aussi une partie de ce petit peuple manque de politesse ; les moyens de discipline sont extrêmement faibles ; il faut se faire aimer et se faire craindre en même temps. Cela suppose une tenue et une surveillance de soi constantes ; et l'on peut, sans aucune exagération, comparer l'instituteur au dompteur, dont l'attention ne peut pas dormir un seul petit moment. Ceux qui jugent des enfants réunis d'après l'enfant isolé, et qui croient que l'homme fait a un ascendant naturel sur soixante gamins, ceux-là ne connaissent pas le métier.

Cette attention toujours éveillée, et voltigeant sans repos sur soixante petites têtes, voilà déjà un travail sans analogue. Mais ce n'est pourtant qu'un accessoire dansd le métier. Il faut expliquer sans cesse, c'est-à-dire surveiller en même temps une suite d'idées et d'expressions. Et c'est encore une erreur de croire que la routine puisse s'en mêler. On n'apprend point à parler convenablement sans réfléchir. ni s'en mêler ; et en voici une preuve qui sera sensible à tous ceux qui ont occasion de répéter plusieurs fois la même conférence ; on s'aperçoit aisément, dans des occasions de ce genre, que ce qui n'est pas inventé et improvisé sonne mal, et que tout ce qui est récité s'interpose comme un brouillard entre l'orateur et l'auditoire ; sans compter que l'on s'expose à des erreurs de mors ridicules, comme j'ai vu chez certains professeurs qui lisaient le même cours depuis plus de dix ans. ...

Il faut donc compter, en dehors du double effort que je dis, un travail de préparation qui fait que le temps du repos est encore pris, en partie, par l'attention et la réflexion, et si vous pensez que c'est bien facile, essayez de faire à votre garçon deux ou trois leçons d'astronomie tout à fait élémentaires ; vous verrez que savoir et expliquer sont deux choses.

Disons enfin, pour ne rien oublier, qu'un employé de commerce a des espérances sans fin, comme l'événement le fait souvent voir, dès qu'il s'intéresse à ce qu'il fait ; tandis que l'instituteur doit borner ses ambitions. Au surplus, si le métier d'instituteur était privilégié, comme on dit, nous aurions dix candidats pour un poste, et c'est ce qui n'est point.

Alain, 31 octobre 1912.

Pour (re)connaître le travail fondateur des "hussards noirs de la République", relire par exemple La République des instituteurs, par Mona et Jean Ozouf, Seuil, Points Histoire, 2001.