Extraits de l'introduction : "Importance générale de la question"(pages 1-7)."Le problème de l'Orientation scolaire et professionnelle, c'est le problème central de la Réforme de l'Enseignement et de l'Education que tout le monde aujourd'hui sent désirable et inévitable ; je dirai plus, c'est le problème qu'impliquent tous les autres qu'ils soient politiques, sociaux, économiques, moraux ; car il touche à chacun d'eux ; il n'est aucun d'eux qui ne dépende en quelque mesure de lui. Il est au fond le problème de la civilisation nouvelle qui s'élabore à travers les bouleversements que nous vivons.

"C'est de sa solution que dépendent l'épanouissement et le bien de l'individu, puisque orienter, c'est s'efforcer de savoir de quelle manière on développera au maximum les forces latentes en chaque personnalité en formation, chercher dans quel sens chaque être humain réalisera sa plénitude. C'est elle aussi qui assurera la bonne mise en place de l'individu dans la société, et par conséquent la bonne marche de la machine sociale.

"Non qu'il s'agisse de confondre l'Orientation scolaire avec l'Orientation professionnelle : ce fut l'erreur à l'origine ; mais indirectement l'Orientation scolaire, par le choix des disciplines étudiées ou des techniques pratiquées, par le fait qu'elle aura choisi pour l'un le développement manuel, pour l'autre le développement intellectuel ou artistique, pour celui-ci les études littéraires, pour celui-là les études scientifiques, conduira de proche en proche à l'Orientation professionnelle. Elle placera peu à peu l'individu, d'abord à la place où il épanouira le mieux ses capacités scolaires, puis ses aptitudes particulières, et enfin dans la spécialité, le métier qui lui conviendront le mieux. Son but sera d'aboutir à ce qu'il y ait de moins en moins de ces êtres qui toute leur vie traînent une activité qu'ils n'ont au fond pas vraiment choisie, ou qu'ils ont mal choisie, accomplissanrt une tâche qu'ils ne font qu'à contre-coeur, ou du moins sans y tenir véritablement, sans l'aimer, sans y trouver la plénitude et la joie que l'on trouve losrqu'on fait une oeuvre qui répond aux tendances profondes de l'être. Plus de ces vies mesquines, ou ternes, ou grises, ou insatisfaites, avec toutes les conséquences qu'elles entraînent dans l'existence quotidienne : mécontentements sans objet toujours précis, mauvaise humeur, rapports sociaux difficiles avec ceux auprès desquels on vit, parfois révoltes et désespoirs, qu'on fait retomber sur les autres qui n'en peuvent mais, ou sur toute la société. On voit, on devine au moins les retentissements matériels et moraux qu'une méconnaissance de ce problème peut avoir dans la vie de l'individu comme dans l'organisation de la société.

"On peut dire que l'Orientation, c'est le problème du bonheur, du bonheur à l'école d'abord, ou, si l'on veut, de la joie de réaliser ses potentialités, cette joie qui n'exclut pas l'effort ni la peine, mais qui la surmonte et la transfigure. Car il ne s'agit pas ici de facilité, ni de satisfaction béate, ou de fixation de l'être à son niveau inférieur, mais simplement d'épanouissement et de plénitude. Il s'agit d'exploiter toutes les virtualités de l'être, de n'en laisser aucune sans emploi et de faire croître la plante humaine dans les conditions les meilleures. C'est le problème de la plénitude, du bonheur de la jeunesse que trop souvent nos méthodes uniformes et abstraites ennuient et dégoûtent à tout jamais de toute culture, et c'est celui du bonheur, de la plénitude de toute la vie. C'est l'idéal du travail qui chante et qui, au lieu de n'éprouver que la peine et la sueur du front produit et enfante dans une satisfaction qui fait oublier tout le reste. C'est le rêve de l'homme accordé à son métier et, par lui, accordé aux autres hommes, ses frères de labeur. C'est l'existence qui se déroule dans l'accomplissement d'elle-même comme un phénomène plein de sens, au lieu d'être dans sa majeure partie cette condamnation à un travail sans joie et sans raison plus profonde que la nécessité de vivre.

"Voilà pour le côté moral, et il n'est pas de petite importance dans les problèmes humains. Il vaut la peine qu'on s'en soucie et qu'on ne le traite pas au hasard, qu'on ne l'abandonne pas à la chance. Mais il y a la machine économique et sociale qui attend les bras, les esprits qui conviennent à chaque étage de la production ou des responsabilités générales. Et quel gâchis dans l'emploi des forces humaines qui lui viennent si souvent au petit bonheur ! Quelle perte sociale dans le fait que les 3/4 de la jeunesse s'en vont trop tôt au métier sans avoir eu le temps de s'éprouver et de voir ce qui leur conviendrait le mieux, tandis que l'autre quart y va par une prédestination sociale, financière ou familiale.

"Le résultat est sous nos yeux : il y a la foule des laissés pour compte, qu'on abandonne à n'importe quoi, aux fonctions de manoeuvres, à un travail sans horizon, quand ils auraient pu souvent, étant mieux développés, prendre une part plus importante à l'activité économique. Il y a les "fils à papa" incapables parfois de réaliser la formation intellectuelle qu'on leur impose, qu'on assomme à coup de latin et de mathématiques, à qui on laisse prendre de mauvaises habitudes de paresse et qu'on dégoûte, alors qu'une autre formation plus concrète ou plus active leur aurait mieux convenu. Et il y a aussi ceux qui ont mal visé, ou visé trop haut, ceux qui ont entrepris de longues études et qui au bout échouent ; et alors ils ne savent plus que devenir ; ils ne peuvent plus revenir en arrière, retomber au genre d'activités qui aurait pu leur convenir ; car ils ont pris d'autres habitudes ; ils voient la vie autrement et ne seront plus ouvriers ou paysans que dans l'amertume d'un choix contraint. Ce sont enfin tous les déclassés qui traînent une insatisfaction inconsciente ou claire, mais qui ont manqué dès le début leur chemin. Car la vie et les études, cela se détermine trop tôt dans un régime comme le nôtre. C'est mettre de l'humanité dans l'école et dans la vie que d'apporter ce souci de convenance dans l'éducation, d'attention bienveillante à l'individualité, de patience dans l'exploration des possibilités de chacun qui est celui de l'Orientation.

"C'est dire que l'Orientation c'est le problème de la justice qui consiste en ce domaine à offrir à chacun toutes les possibilités de développement et de réalisation de soi qui ne soient strictement limitées que par les impossibilités de nature. Toute autre limitation, de classe ou d'argent, est, du point de vue culturel, oppressive et porte atteinte aux droits de la personnalité. Et ce droit n'est pas vrai de la seule jeunesse, il l'est de la vie. Une Education vraiment nationale se devrait d'offrir aux adultes toute leur vie la possibilité de se développer professionnellement et de poursuivre leur culture générale, s'ils en ont l'envie ou les moyens, en tout cas de meubler leurs loisirs de la façon la plus largement humaine.

"L'Orientation, c'est donc aussi le problème de la démocratie, qui n'est pas nivellement des êtres, mais mise de chacun en la place qui lui convient et où il sert le mieux la société, ni non plus asservissement de l'individu à une fonction sociale étroite et contraignante. Car il n'y a pas sur ce plan opposition, malgré l'apparence, entre l'intérêt individuel et l'intérêt social : l'individu a tout intérêt à se développer au maximum, c'est évident ; mais il n'est pas moins évident que la société a intérêt à ce que chaque individu se développe au maximum, puisqu'elle est faite de la somme des réalisations de tous ces individus et qu'elle en dépend. Si l'on remarque que le progrès de l'ensemble est fait d'abord de l'action créatrice des individus, il n'est pas à craindre que la collectivité oublie de leur laisser une saine liberté.

"La préoccupation politique elle-même n'est donc pas étrangère à cette question, puisque l'Orientation, on le voit, pose le problème de la liberté : liberté de l'individu de réaliser son propre destin, en face des prétentions de la Société ou de l'Etat à réglementer de plus en plus les destinées. Nous sommes à une époque où évidemment les exigences sociales prennent et prendront toujours plus d'importance ; et cela est heureux, car il y a à vaincre l'individualisme excessif qui posait, dans l'Education comme dans la vie, l'individu, ses intérêts, et rien d'autre. Mais cela, c'est la fausse liberté, abstraite, inconditionnée, cruelle, et qui n'a pas manqué de se retourner contre l'individu lui-même qui ne vit pas seul.

"L'individu est-il menacé par ce développement extraordinaire des liens collectifs et de la rationalité sociale ? Il ne le sera pas, mais au contraire il sera sauvé si nous savons concevoir une Orientation humaine et pleine, c'est-à-dire répondant autant à la considération de l'individu qu'à celle de la société. Car il s'agit d'abattre à la fois les barrières sociales et pédagogiques qui interdisent à certaines catégories d'enfants l'accès à la culture. Les premières, nous les connaissons depuis longtemps : ce sont les conditions économiques, matérielles et sociales, qui empêchent certains parents de faire faire à leurs enfants des études suffisantes. Les secondes résident en un mot dans la conception étroite de la culture traditionnelle, uniforme, à base essentiellement livresque, abstraite, verbale et logicienne, valable uniquement pour certaines catégories d'esprits, mais ignorant tout le reste de la jeunesse comme elle méprisait au fond tout un côté de la formation humaine. L'Orientation nous conduira à inventer une culture beaucoup plus large, plus souple, et plus variée, capable de s'adapter sans diminuer à toutes les formes d'activités et d'esprits, à tous les besoins comme à tous les métiers. Et ce sera en même temps répondre à un besoin de culture plus équilibrée de chaque homme, de l'intellectuel tout le premier, qui a besoin plus que quiconque de cet équilibre de la pensée et de l'action, de l'esprit et de la main.

"Il s'agira ensuite de faire accéder les enfants, connus tels qu'ils sont autant qu'on le peut, au type et au degré de culture qui leur convient le mieux, par le chemin qui leur est propre et à leur manière propre. Et nous croyons de surcroît que l'esprit et les méthodes qui seront exigés par ce dessein nouveau nous vaudront une éducation nouvelle, éminemment apte à développer les vertus de liberté et de discipline voulue, de responsabilité et d'initiative, de solidarité et de fraternité, sans lesquelles la démocratie risque d'être seulement une fiction dangereure."

On attend que des voix aussi puissantes, aussi sages, aussi humaines, aussi novatrices, aussi démocratiques s'élèvent aujourd'hui comme elles s'élevèrent via Henri Wallon, Roger Gal, Pierre Naville, Antoine Léon et quelques autres, dans l'immédiate après Seconde guerre mondiale, dans une Europe et une France ravagées par deux guerres mondiales successives. Il en va de l'Orientation. Il en va de l'École. Il en va de la Démocratie.

Ce mot a été modifié le 31 mai 2021