C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun Hannah Arendt, ''La crise de la culture'', Folio Gallimard, 1989, p. 251-252.

« L’éducation c’est pour moi tout ce qui permet de découvrir et développer, en nous-mêmes et chez les adultes, tous les pouvoirs de vivre et d’être heureux, sur tous les plans de la personne, tout au long de la vie », François Marchand, Evaluation des élèves et conseil de classe, L'Epi, 1979.

''« Une des normes de nos sociétés actuelles est celle de la responsabilité individuelle. Celle-ci se manifeste notamment par la multiplication de pratiques qui visent à la fois à conduire le sujet à atteindre certains standards socialement définis et, beaucoup plus subtilement, à lui faire admettre que c'est essentiellement de lui que dépend l’ensemble de ce qui lui arrive.

Aucun domaine n’échappe à cette logique qui se traduit aussi bien par des techniques de dressage des corps que par des méthodes de formation de l’esprit et de la relation à autrui. La plupart des méthodes conçues à cet effet correspondent à des enjeux commerciaux et financiers considérables. (...) Le champ de l’orientation n’échappe pas à ce mouvement. Depuis quelques années, les outils, publications, logiciels les plus divers y fleurissent. La plupart n’ont jamais été rigoureusement évalués. Certains le furent négativement. Fréquemment, la possibilité d’utiliser ces méthodes est liée au suivi d’un « stage de formation » plus ou moins coûteux et dont le contenu est parfois plus proche de la diffusion d’un corpus de croyances que d’une analyse rigoureuse des connaissances dans ce domaine. Un peu plus chaque jour, l’éducation devient ainsi un marché comme un autre. (...) Tous les enseignements portant sur le conseil en orientation ont (NDLR : au sens de « devraient avoir ») une même finalité : aider le consultant à s’auto-déterminer en mettant à distance les stéréotypes majeurs liés à sa situation présente. L’intention fondamentale est celle d’une éducation à la citoyenneté pour la démocratie du 21ème siècle. » Jean Guichard, in revue Orientations'', INETOP. n°9, sept. 1997, page 1.

Contre l'outilmania, parier l'éducation et la pédagogie

On ne me fera pas croire que l’éducation à l’orientation (1996-2008) ou que les parcours de découverte des métiers et des formations (depuis 2008) pourraient se réduire à l’apparition subreptice d’une nouvelle discipline scolaire, vers la fin du 20ème siècle ou au début du 21ème siècle, en France, sur la base d’une transposition presque terme à terme d’un pseudo « modèle québécois » référé à une autre société, à une autre école, à d’autres valeurs, à d’autres professionnels de l’enseignement et de l’orientation, et avec la collusion et la caution de quelques (rares)professionnels de l’orientation convertis aux délices des lois du marché et de certains groupes de pression politiques et professionnels.

Il reste toutefois, sans être dupe de la puissance des intérêts commerciaux, ni des faiblesses méthodologiques ou scientifiques des méthodes concernées, que cet outillage nous offre une chance, une possibilité de construire une démarche entre professionnels de l’orientation et enseignants, entre centres d'information et d'orientation (CIO) et établissements de formation. Savons-nous suffisamment la saisir ?

On ne me fera pas croire qu’il est innocent ou anodin d’abandonner au bord du chemin le concept de démarche de projet personnel (issu de la Loi... d’orientation sur l'éducation du 10 juillet 1989) qui avait à peine commencé d’être questionné et appliqué, et de le remplacer en 1996 par un nouveau concept, certes généreux mais un peu gyrovague, dont l’époque actuelle est si friande (on ne retient ni éducation des choix parce que cela fleure l’application d’un programme clé-en-mains, ni éducation aux choix car il focalise trop sur le produit et non le processus, le résultat final et non la démarche, ni projet personnel : au fond pourquoi ?). Qu’est-ce qui gêne dans le concept de projet, pourtant inscrit dans la Loi de juillet 1989 ? Est-ce qu’il n’y serait pas un peu trop question du sujet ? Ce qui reviendrait à dire : puisqu’en orientation, ce qui pose problème, c’est justement le sujet, alors évitons de le mentionner. L’éducation à l’orientation (1996-2008) peut-elle se faire sur le dos du sujet ? Quant à la notion de parcours de découverte des métiers et des formations (apparue en 2008), exit toute référence, même implicite, à tout sujet ! Il reste toutefois que le concept d’éducation à l’orientation constitue bel et bien une nouvelle chance à saisir pour des éducateurs soucieux de se doter d’une culture de l’orientation, de reprendre, avec le souci d’une éthique de l’argumentation, la « discussion collective autour des personnes et des notions données pour orienter la vie que nous nous souhaitons et que nous souhaitons aux enfants qui vivent ici et maintenant » selon le mot de Jean-Claude Martin. Il reste que les notions de parcours et de découverte (depuis 2008) peuvent être producteurs de sens, si et seulement si on n'en exclut pas... le sujet !

On ne me fera pas croire qu’un travail en orientation a quelque chance d’advenir si l’on évite soigneusement d’aborder le terrain de l’évaluation des élèves. Quel est le problème le plus crucial pour un adolescent ? Ne pas savoir ce qu’il veut ? Ou ne pas savoir ce qu’il vaut ? (selon l’expression de Bertrand Girod de l’Ain, Pau, congrès ACOP-France, 16 septembre 1997). Il reste toutefois que, même si l’on peut être convaincu que la tâche sera ardue, c’est en commençant à travailler avec des enseignants sur les compétences, attitudes, méthodes et contenus pouvant être développés dans leur propre matière que, par ce biais, avec eux, en respectant profondément leur identité professionnelle, nous pourrons développer une conception de l’évaluation qui constitue, comme l'indique l’étymologie, la mise en valeur de la personne, la recherche de sa valeur.

On ne me fera pas croire qu’à prôner avec tant d’insistance, de dureté et de permanence la compétition individuelle et la performance érigée en culte plutôt que l’échange, à vanter la réussite personnelle plutôt que la coopération et le métissage, le culte de la performance et, en orientation, la « connaissance de soi » plutôt que la « connaissance de soi et des autres », l’école n’y serait pour rien, ou pas grand chose, dans le renforcement sociétal des individualismes et particularismes et la montée inexorable de « l’ère de l’individu ». Pourquoi peinons-nous tant, comme le préconise André de Peretti, à remplacer le signifiant : tu dois réussir, tu dois apprendre pour toi et contre les autres, par le signifiant : tu dois réussir, tu dois apprendre pour toi et pour les autres, par toi et par les autres, avec les autres ? Il reste toutefois qu’ici ou là, le travail en groupe (re)trouve droit de cité, au travers d’expériences collectives de découverte des environnements économiques, de présentation des filières de formation après la 3ème aux parents par les élèves, d’échanges en groupes restreints sur la manière dont les adolescents se représentent l’avenir, de participation des élèves à leur conseil de classe (comme le préconise la circulaire du 8 juillet 1998, rarement appliquée), la mise en projet de la jeunesse à l'école. Mais l'extension du travail en groupe à l'école a-t-elle quelque chance de se développer en France tant qu'on ne touche pas d'un iota au cadre strictement individualiste des examens (DNB, Baccalauréat, examens professionnels) ? On ne me fera pas croire qu’on pourra durablement développer une éducation à l’orientation ou des parcours de découverte des métiers et des formations pour tous, de la 6ème à la terminale, sans mettre en valeur les professionnels de l’orientation et les services d’orientation de l'Education nationale, sans conseillers d’orientation psychologues et CIO solides et (re)structurés en fonction des attentes et besoins de l'école, de leur expérience et de leurs compétences spécifiques, et de la juste reconnaissance qu'on leur doit pour services rendus à la Nation. Comme le préconisèrent Robert Ballion en 1987, puis André Caroff et Jacky Simon en 1989, cela passe par une meilleure visibilité des services d’orientation : politique générale à définir, politique d’information à développer, structures et moyens à aménager, plus grande attention à porter aux professionnels exerçant en CIO. En un mot, par un réel pilotage des CIO et de leurs personnels malheureusement oubliés par leur administration de tutelle depuis près de 20 ans et taxés de tous les maux de la terre, de boucs-émissaires de la mal-orientation alors que sans eux, la démocratisation de l'école (qu'il reste à compléter qualitativement derrières les avancées quantitatives) n'aurait tout simplement pu prendre l'ampleur qu'elle a connue. Il reste toutefois que les notions éducation à l'orientation ou parcours de découverte des métiers et des formations offrent une occasion aux CIO de refonder leurs relations à l’environnement éducatif. CIO et conseillers d’orientation-psychologues ne peuvent plus se penser et se situer seulement de manière juxtaposée aux établissements de formation et aux enseignants. Il est urgent de définir ce que représentent un conseiller ''conseiller technique d’un établissement'' et un CIO centre de ressources du bassin de formation.

Parce que notre jeunesse le vaut bien !

On ne me fera pas croire qu’une éducation à l’orientation, ou à la démarche de projet, ou aux parcours [de découverte des métiers et des formations n'ont de réelles chances d’advenir si elles se cantonnent aux marges du scolaire. Peut-on sérieusement éduquer aux choix seulement en orientation, alors que dans l’institution scolaire les possibilités pour l’élève de disposer d’une plage horaire hebdomadaire à sa libre initiative, de conduire des projets en autonomie, de se tester dans des initiatives non imposées par les adultes, de participer au conseil de classe pendant l’examen de son propre cas, de mettre en question certains abus d’autorité ou attitudes de mépris, n’existent pas, ou du moins se limitent à quelques occasions rares ? Veut-on former un moutard dépendant ou un futur citoyen que l’on préparerait, par l’exercice régulier, à participer aux affaires et décisions quotidiennes, sans laquelle il n’est pas de droits et de devoirs de l’enfant, de l’homme et du citoyen ? Quelle réelle démocratie souhaitons-nous mettre en œuvre à l’école et par l'école ? Enfin on ne me fera pas croire qu’une éducation à l’orientation a des chances d’advenir sans une profonde remise en question des identités professionnelles des enseignants, et des non-enseignants (parmi lesquels au premier rang d’entre eux, les personnels de direction et d’inspection, car selon le mot issu de la sagesse populaire, on commence toujours à balayer un escalier par le haut) et sans chercher les articulations indispensables entre projet d’établissement, projet de CIO et projet personnel de l’élève. Pour que l’orientation ou l’insertion continuent de demeurer le creuset de nombreuses expériences innovantes, une zone de liberté qui permet aux « minorités actives » de développer des dispositifs et démarches socialement, culturellement, démocratiquement innovants, il faudra bien davantage que quelques lignes éparses et fugaces dans les prochaines lois annoncées en 2013.

Un véritable projet éducatif pour une autre orientation est attendu en 2013. Qu'il advienne (enfin) est notre voeu le plus cher. Parce que notre jeunesse le vaut bien !