"Dans toutes les activités où la relation humaine est importante, il semblerait y avoir un consensus assez large pour valoriser l’importance de l’écoute. Cette majoration de l’écoute vient de ce simple constat que plus les communications sociales se sont développées et accélérées, plus on a remarqué la surdité partielle ou totale des personnes. Mais l’écoute n’est pas évidente. Trop souvent, le projet d’écoute reste implicite, donc très vague, laissé à l’empirisme sauvage. Il s’agit donc de préciser.

Écouter qui, quoi, comment ?

"Déjà Jules Renard signalait ce phénomène : « Aujourd’hui, on ne peut plus parler parce qu’on ne sait plus écouter » (Journal 1893, p. 107). Nous sommes tellement pris dans un bain de paroles, de « bruits », que nous risquons d’être mal entendus. Chacun suit le seul fil de sa parole, et le malentendu que nous créons pour avoir peu écouté augmente encore la surdité. Parce que difficile, l’écoute devient inhabituelle. « La conversation, écrit Jules Renard, est un jeu de sécateur où chacun taille la voix de son voisin aussitôt qu’elle pousse ». Donc l’écoute est difficile, peu naturelle parce que tout n’est pas plein de sens immédiat, ni assimilable instantanément. Mais si l’écoute n’est pas la recherche d’une illusion de transparence, elle est une nécessité sans laquelle aucune relation n’aurait de sens.

« Allo j’écoute… » Image fréquente pour guider notre effort, notre propre transformation que nous entendons au téléphone. Mais pas pire réponse que celle-ci ; le ton de la voix donne l’impression d’agacer, de déranger, d’encombrer quelqu’un. On est certain que le vrai sens est : « Allo, je n’écoute pas… Vous me dérangez ».

"Non seulement on n’écoute pas au premier niveau – dès que l’autre parle, si on ne l’interrompt pas, et toute personne interrompue a du mal à renouer les fils de sa parole, on réduit l’autre à soi-même, on associe avec nos propres réflexions et émotions – mais plus encore, on n’écoute pas au second niveau, on n’aide pas l’autre à aller plus loin, à développer sa pensée. Chacun reste juxtaposé. La parole n’a pas été accompagnée, recueillie, travaillée. Et on s’étonne des incompréhensions. Pour devenir authentique, efficace, la parole demande à être rendue créative. Il s’agit donc de prendre en compte les difficultés que nous créons nous-mêmes dans nos modes d’écoute.

"Le plus souvent, nous n’écoutons pas par simple distraction. Nous sommes ailleurs, avant ou après, mais pas pendant. Nous pensons à autre chose. Une rêverie flottante, une idée arrêtée ou une intention précise nous empêchent d’écouter. Alors, nous suivons à peine l’interlocuteur, superficiellement, par fragment, avec inattention, sans chercher l’essentiel dans ce qui est dit (ou non dit). Nous sommes détournés, écartés du centre du moment vécu. Nous nous laissons aller à la dispersion, à la curiosité vague, chaotique. Et après, nous nous étonnons d’avoir passé beaucoup de temps à récolter du matériel dont nous ne savons que faire. Nous avons accumulé des informations au gré de l’intérêt passager, sans lien objectif principal. Et cette distraction peut se renforcer par la distorsion de ce qui est capté. C’est-à-dire que, si nous n’écoutons que selon nos préjugés, nos intérêts immédiats, nos stéréotypes, « nos conceptions à nous » de la vie, du travail, etc. nous ne retenons que selon notre échelle de valeurs. C’est-à-dire que nous mélangeons deux codes différents. Nous brouillons l’écoute.

"Mais très souvent aussi, par peur de certains thèmes abordés – pouvoir, sexe, argent par exemple – ou par crainte de certaines attitudes ou émotions vécues – émotion vécue de part et d’autre, et que nous ne comprenons pas immédiatement, pleurs, pâleur, agressivité –, nous sommes peu disponibles, gênés par nos propres émotions.

"Nous n’écoutons pas encore parce que nous sommes tellement préoccupés par ce que l’on veut dire que nous avons des difficultés à nous concentrer sur ce qui se passe dans l’entretien : son contenu, sa forme, la relation qui s’instaure… Il peut paraître évident que l’on ne peut pas écouter si l’on parle – mais cette évidence est tellement oubliée qu’il faut souvent des écoutes d’entretiens au magnétophone pour prendre conscience du temps de parole occupé par l’ensemble de l’entretien, pour se rendre compte combien le volume verbal prononcé peut avoir gêné l’autre ou l’avoir abusivement peu permis de s’exprimer. Dans les conversations courantes, on est tellement occupé de soi que l’écoute est réduite à l’attente nécessaire de son tour de parole pour placer ce que l’on veut dire – non pas en faisant attention à ce que l’autre dit ou veut dire, mais en sélectionnant dans ses propos ce qui nous intéresse, ce qui nous paraît intéressant et, à la limite, en pensant à ce que l’on y répondra, voire à la manière et au moment de le contrer.

"L’écoute par précipitation ou impatience risque simplement d’augmenter le temps de l’entretien, effet inverse à ce que l’on voulait obtenir. La pression temporelle interne s’ajoute souvent à la pression temporelle externe – on sait qu’il y a d’autres rendez-vous, d’autres tâches urgentes, etc. Mais être trop pressé, c’est se rendre trop pressant, oppressant, c’est faire pression pour obtenir, « au forcing », une expression bousculée, trop rapide, trop schématique. Une écoute hâtive risque de bousculer ou bloquer l’autre, et peut rendre l’interlocuteur plus défensif ou plus agressif, d’où perte d’efficacité et retard. Une écoute impatiente risque de l’insécuriser, de l’égarer, de l’empêcher d’exprimer des informations qui seraient apparues systématiquement dans une atmosphère plus détendue.

"Nous sommes également gênés par nos obsessions ou nos rigidités. Nous avons des idées fixes, des œillères, des a priori qui ne tiennent plus seulement à nos personnes mais à nos manières de concevoir un entretien. Et alors nous induisons des réponses en fonction de cette orientation. Nous n’écoutons que par déduction de connaissances acquises ou de schémas abstraits (ou par déduction de nos ignorances) ou de cas antérieurs apparemment semblables sans chercher assez les différences et le côté unique de chaque personne. Nous sommes alors encombrés par nous-mêmes. Nous réduisons le présent et l’avenir à du passé (éventuellement dépassé) sans chercher le nouveau, le non encore connu, sans imaginer le possible. L’écoute n’est pas une crispation, une contraction intense, rigide. Toute fixité obsessionnelle produit l’effet contraire à celui qui est recherché.

"Le silence peut devenir obstacle. Chacun se croit obligé de le remplir, ne le supportant pas longtemps. Mais l’embarras face au silence, dans le silence, demande à être questionné selon le moment, la qualité de tel silence. Si un trop long silence peut devenir bloquant, s’il est utile de chercher sa signification, il est normal, afin de permettre la réflexion, de respecter des temps de silence entre les temps de paroles. S’il est souvent difficile de se taire pour écouter, avec l’envie irréfragable de déjà « répondre » avant d’avoir entendu la fin du propos, il est tout aussi difficile de faire silence sans se laisser trop encombrer par la traduction simultanée de ce qui est dit. Une écoute peut être entravée par la peur de ne pas comprendre, de ne pas « suivre ». On finit par ne plus écouter ce qui est dit dans l’instant. On est en retard.

"Il y a aussi le risque de ne pas prendre la peine de remarquer les cadres étranges-étrangers utilisés par les autres interlocuteurs. Je résiste à ces manières différentes de nommer la réalité, langage des spécialistes en tout genre, langage des régions, langages particuliers à des groupes : je n’écoute pas le sens particulier des mots utilisés, qui peuvent être simples d’apparence mais qui ont un sens très personnalisé dans le cadre de vie de telle ou telle personne. Et je m’égare dans des contre-sens ou des faux-sens. Écouter « en pensant à autre chose », « en étant ailleurs » peut se révéler gênant non seulement par le temps perdu, mais aussi par le manque d’informations retenues, par les contresens sur les conduites, par les questions insolites ou impertinentes, et par l’agacement de l’interlocuteur lorsqu’il s’en aperçoit. Et alors, l’impression (ou la réalité) de ne pas être écouté risque de provoquer des frustrations qui peuvent se traduire par les reproches les plus variés, la fuite dans les alibis, les glissements de sens, les fermetures affectives et aboutir à un dialogue de sourds, à une impasse de communication. Ne pas se sentir écouté rend l’interlocuteur déçu, irrité, incompris, abandonné, blessé, parfois désespéré. Se sentir écouté au contraire nous valorise, nous conforte, et augmente notre expression ouverte, confiante.

"L’écoute paniquée risque de survenir à la suite de trop d’informations apportées en désordre dès les premières minutes. Non seulement il y a profusion d’informations, mais il y a prolifération brouillonne, germination accélérée par un propre affolement stimulant, un questionnement incessant. Toute cette abondance de données accumulées m’écrase, m’indispose, m’empêche de savoir quoi faire. Et je m’égare dans ce labyrinthe, je ne sais pas où je vais, je n’y comprends rien.

"Autre difficulté, trop souvent négligée (sinon jamais élaborée) : le passage de l’écoute quotidienne, habituelle, à une écoute attentive psychosociale. Par nécessité, l’écoute quotidienne risque d’être sommaire : entendre des mots reliés à l’intérêt du moment, n’avoir qu’une écoute conventionnelle cadrée par des habitudes, n’entendre que ce que l’on souhaite entendre, présenter des surdités absolues, arbitraires, à certaines expressions en raison de convictions ou d’a priori.

"Comme la parole est confondue avec le bavardage, le discours creux, les palabres, l’écoute habituelle risque aussi d’être “rétrécie” à un aspect de l’expression : le sens le plus superficiel, le plus accessible en fonction de nos coutumes… Une écoute banalisée, polie, laminée, mutilée, surveillée, refoulée (on ne fait pas remarquer ce qui choque). D’où une écoute parcellisée, spécialisée, éclatée, peu engagée, se fermant très vite si la gêne vient. D’où une écoute accélérée : dans la rareté du temps, chacun presse l’autre. Bousculés par la surinformation, nous ne savons plus écouter lentement, nous ne savons plus nous imprégner des expressions de notre interlocuteur, nous voulons une écoute magique, miraculeuse, qui donnerait le sens sans avoir à le chercher.

"Écouter signifie trop souvent arrêter l’expression par une réponse rapide, sans avoir suffisamment cherché le sens même de la question, comme si la réponse n’était pas dans le problème approfondi. L’écoute quotidienne est plutôt bloquée par l’inconnu, le nouveau, l’original, le difficile, la souffrance lourde ou imprévue, le « non encore dit », le conflictuel qui peuvent être la dominante nécessaire d’une écoute psychosociale.

"Et c’est alors que l’écoute risque perturbée par son « déclenchement ». Placée dans une situation « officielle » d’écoute sans préparation, la personne risque de se rétracter, de se méfier. Tout comportement « déclenché » (par rapport à un comportement spontané) risque de provoquer des défenses, des parasites… Tout cela aussi est à utiliser comme une donnée et précise les difficultés propres de celui (celle) qui souhaite être écouté(e). Par exemple : souhaiter recevoir une solution immédiate, magique, à la question posée, souhaiter la résolution du problème sans que rien ne change dans sa vie, ne pas être au clair avec les préjugés qui l’empêchent d’entendre ce qui est dit, ne pas être concentré(e) pour écouter, écouter avec une tension ou une impatience telles que tout se mélange, être tellement braqué(e) sur un sens qu’on ne peut rien entendre d’autre, d’où méfiances multiples, risques de maquiller son expression, la surveiller, la censurer, l’interdire, spécialement quand c’est difficile ou douloureux. La personne risque de se réserver, se protéger par des généralités, des expressions conventionnelles.

"Le résultat de toutes ces écoutes distraites, précipitées, impatientes, voire sourdes, c’est que la pratique courante est le plus souvent partielle et partiale, limitée par nos projections et par nos préjugés. Cette écoute risque de nous conduire à des erreurs, de créer des tensions, ou de faire durer inutilement des entretiens beaucoup plus longtemps parce que, n’ayant pas écouté, nous avons dû recommencer plusieurs fois à chercher à comprendre ce que nous n’avions pas pris la peine de chercher à entendre.

"Si, la plupart du temps, les difficultés sont créées par nous-mêmes, nous avons donc déjà à écouter nos difficultés d’écouter pour réaliser un meilleur travail. C’est en les intégrant progressivement, en les supportant mieux, sans complaisance, que nous progressons. Chacun est plus ou moins sensibilisé à telle difficulté, selon tel moment. L’écoute de l’autre et de la situation passe ainsi par l’écoute de soi. Ce n’est pas complaisance mais tout au contraire vigilance. Ce travail de résonance est indispensable pour faire face à des situations comme « je ne peux pas écouter, cela me fait trop souffrir », ou « je ne veux pas écouter car cela me dérange : c’est un risque ou une menace d’avoir à changer de conduite ». De toute façon, l’écoute n’est jamais anodine, elle me transforme autant qu’elle transforme l’interlocuteur, mais à condition de travailler toutes ces transformations comme des informations et non pas comme des « fautes » ou des « échecs ».

"Pour le moment, il s’agit de travailler l’acte d’écouter pour lui-même, avant même de développer plus loin la dimension compréhensive de l’écoute. Travailler l’acte d’écoute avant de l’identifier à une méthode. Écouter, ce sera toujours la première fois. Écouter ne se réduit pas à analyser un contenu. Il s’agit d’abord de préciser davantage un contenant. Et, pour cela, nous situons trois moments : une écoute première ouverte, puis une écoute plurielle polyphonique (qui essaie d’écouter encore mieux l’écoute première) et enfin une écoute focalisée, qui resserre les deux premiers moments.

"L’écoute première est une écoute ouverte : « Il ne suffit pas de recevoir, il faut accueillir, se livrer peu à peu à ce qui vient ». Et cet accueil est valorisation de ce qui surgit, donc sécurisation de la personne qui, chaque fois, peut craindre l’inquisition, l’effraction. Accueillir, c’est donc laisser surgir sans accepter a priori ni rejeter, c’est laisser aller jusqu’à ce que cela puisse prendre forme, c’est créer un esprit de découverte. On ne sait jamais exactement ce qui peut survenir, on peut être surpris. L’écoute ouverte donne accès à un univers que nous n’aurions pas approché sans elle. Ce n’est pas encore un univers d’arpenteur, c’est un univers de découvreur, d’explorateur. Tout ce travail se résume bien par le double sens du mot reconnaissance. Ce travail de reconnaissance (explorer) vise à reconnaître l’autre. Et l’autre reconnu peut avancer plus avant dans son propre territoire. Ce premier moment d’écoute, c’est une attitude d’ouverture, de disponibilité, de recherche active. L’écoute est autant attente qu’attention, c’est-à-dire ouverture à l’avenir autant qu’au présent ou au passé, ouverture au potentiel autant qu’à l’actuel. Chaque écoute est une expérience nouvelle, neuve, inédite. L’ouverture indique la disposition à apprendre « quelque chose », quelque chose qui peut sembler étrange, inquiétant ou même angoissant.

"L’écoute, c’est l’ouverture à l’inconnu, au non encore connu, comme dans la nuit, avancer à tâtons. C’est l’ouverture à l’imprévu, à l’inattendu ; c’est l’ouverture à l’étonnement, ce qui nous frappe d’un coup, qui fait tilt. L’étonnement, a-t-on assez répété, est le commencement de la science. L’ouverture, c’est aussi l’état d’alerte, garder de la disponibilité pour tout ce qui peut survenir (même les stress, l’agression). Créer cette disponibilité ne va pas sans préparation pour secouer l’inertie, l’indifférence, mais aussi les défenses personnelles (nos points sensibles) et les résistances de l’acquis ancien, du savoir antérieur face au nouveau (tendance à traduire le nouveau selon l’ancien savoir), ce qui empêche de comprendre l’actuel.

"Écouter, c’est la recherche de l’hypothèse à vérifier, plutôt que la fixation d’idées a priori. Ce n’est pas se conforter de partis pris, c’est explorer ce qui n’est pas encore très clair. Ce n’est pas se fermer immédiatement en croyant avoir trouvé la solution. Le sens de l’écoute ouverte, c’est de nous rendre sensibles à ce à quoi nous ne serions pas spontanément ouverts, pour éviter de ne nous faire découvrir que ce que nous serions prêts à trouver. Mais si cette orientation est soulignée, elle n’est pas facile à réaliser. Il s’agit bien de tout enregistrer de manière « égale » car ce n’est que plus tard que chaque élément prendra sa signification totale dans un ensemble. C’est dire aussi que le premier sens reconnu risque de se transformer par d’autres éléments qui vont survenir. L’attention ouverte sert au travail ultérieur de compréhension.

"Écouter, c’est d’abord me rendre capable de recevoir le maximum d’expressions émises par l’interlocuteur-trice, qui peuvent avoir plusieurs sens. Écouter, c’est d’abord ouvrir grandes les oreilles (la grande oreille) sans crispation ni hâte. Écouter, c’est d’abord ce moment d’ouverture, l’ouverture de l’accueil, l’ouverture du sens dans tous les sens possibles. Le temps de questionner, de clore le sens de ce qui vient à peine d’émerger, n’est pas encore venu. Nous sommes sans cesse criblés d’indices, accablés de signes, interpellés de symboles, mais peu disposés à les recevoir. Écouter, c’est se disposer à entendre, se mobiliser. J’accueille des éléments d’information clairs, confus, ambigus, contradictoires, insensés, agaçants, surprenants… Je les reçois un peu comme des morceaux d’un puzzle inconnu que j’ai à reconstruire. Écouter, c’est donc ouvrir grand le champ de l’attention, c’est augmenter notre capacité d’étonnement, de surprise, sinon d’émerveillement. Écouter, c’est d’abord prendre les choses comme elles se présentent, se rendent présentes, en vrac, pêle-mêle. Laisser surgir les images. Laisser s’annoncer tous les sens. Laisser venir tout ce qui vient, l’inattendu et son ravissement subit. Il n’existe pas a priori de signifiant et d’insignifiant, d’élément principal et d’élément secondaire, de l’essentiel et de l’accessoire. Un détail fugace, relié à d’autres glanés, peut ouvrir un sens imprévu, susciter un ensemble d’hypothèses. Ce n’est qu’après coup que, de cette matière apparemment désordonnée, peut jaillir le sens, la ligne directrice, l’intention générale. (

"Écouter, c’est développer un état de veille en soi, une vigilance, une attention bienveillante. Écouter suppose que l’autre puisse s’exprimer librement. S’exprimer ainsi en personne, ce n’est pas dangereux, impudique, inconvenant, culpabilisant, au-delà de la parole conventionnelle de politesse, s’exprimer avec émotion, avec chaleur n’est pas interdit. Écouter suppose donc toujours écouter la relation, la qualité de relation. L’écoute permet à l’interlocuteur de présenter l’espace ambiant (l’atmosphère) de son territoire, de sa propre expérience. Écouter, c’est donc, à partir d’un certain nombre d’éléments, se rendre capable de situer un premier ensemble : le cadre de référence interne de l’autre. C’est donc un temps (plus ou moins long) nuancé de cadrage, apprendre à passer du flou incompréhensible au repérage de limites, de frontières, etc. Le cadre de référence est une création originale, une structure matricielle, un moule originaire. C’est toujours un musée imaginaire (quand on sait la détermination capitale de l’imaginaire pour chacun…), un système de représentations, une hiérarchie de valeurs, de normes, d’interdits.

"L’écoute attentive, c’est d’abord l’écoute de ce que l’interlocuteur a envie de dire et dit sur lui-même (et, en creux, l’écoute de ce qui ne peut être dit, ou pas encore). Écouter, c’est découvrir le code utilisé par la personne dans sa manière de nommer le réel et de l’évaluer. Rien n’est indifférent. Il n’y a pas de détails dans l’écoute. Tout est signe. Tout est lien. Dans l’écoute, j’apprends le sens que l’autre donne aux mots, et à ses images, ses émotions, ses sensations. J’avance toujours poussé par le lancinant « qu’est-ce que ça veut dire, ici et maintenant, dans ce contexte ? » Se référer à des repères assurés, clarifiés, commodes, risque d’empêcher de comprendre le sens en train de naître, le sens nouveau, inconnu. Il n’y a pas de modèle pour celui qui n’a encore jamais vu ce qu’il découvre. Et comment alors peut-il l’approcher, le révéler, le nommer sans le déformer, sans le réduire à de l’antérieur, à du « déjà connu », à des schémas commodes ? Ce premier moment d’ouverture est une création de disponibilité. Spontanément, nous sommes rarement disponibles, trop encombrés de nos soucis, de nos tâches. Il y a une façon d’écouter qui est une façon de refuser – et de se refuser. À côté d’un être indisponible, j’ai conscience d’être rejeté sur moi-même, parce que je suis auprès de quelqu’un pour qui je ne suis pas.

"La disponibilité, ce n’est pas la vacuité ; c’est la réduction de notre part d’indisponibilité. C’est pouvoir disposer de soi-même, ne pas être bloqué dans des préoccupations personnelles tellement vives qu’elles me rendent insensibles à des sens nouveaux. La disponibilité n’est pas un état, c’est un apprentissage permanent de décentration de soi, d’ouverture à l’autre, étrange étranger, Consilium_resume034.jpg même inquiétant dans sa différence, de discernement (différencier l’essentiel et l’accessoire), de continuité, de créativité. La disponibilité est une vigilance sans tension : si je suis dérangé par quelque idée ou image, je ne me crispe pas, je laisse passer.

"C’est une écoute ouverte, mais c’est une écoute première. Et, comme toute expérience première, elle demande à être travaillée pour dépasser les fausses évidences, les fausses certitudes.

"Ce n’est pas une écoute confirmée, vérifiée. Il y aura peut-être des interrogations, des rectifications. ■

Ndlr. "En terme de marine, l'écoute est le bout, le filin, le cordage utilisé pour manoeuvrer les voiles, leur donner une surface conforme à la meilleure utilisation du vent. Grâce à l'écoute et son effet sur les voiles, le bateau avance. La barre, le gouvernail donnent la direction, la manoeuvre de l'écoute lui permet de se propulser. Mes connaissances en matière de navigation à voile permettent de situer l'essentiel de mon propos : l'écoute du praticien est le moyen de faire avancer l'entretien clinique, de permettre à la parole de se déployer ; la barre et le gouvernail, le contenu et la forme du discours restent l'apanage du sujet". Benjamin Jacobi, Cent mots pour l'entretien clinique, Erès, éd. 2012, p. 117.