Extraits

On s'oriente, on est orienté, dans l'espace physique, mental, collectif, en vue de s'identifier professionnellement, sexuellement, politiquement, religieusement, dans des conditions qui, à chaque fois, oscillent entre deux pôles extrêmes, l'un de passivité, l'autre d'activité. Au fond, la philosophie dans son ensemble pourrait renvoyer à cette question dont les enjeux concernent tout le monde à tout moment, partout, sans exception (4è de couverture).

Exister, vivre n'est pas un état, une situation acquise, mais une activité en cours d'effectuation, en permanence à l'épreuve, à l'essai, exposée en conséquence à l'inachèvement, dans un ambiance générale de débrouille et d'embrouille, ce qui la condamne à être interrompue ou à s'éteindre sans avoir atteint à proprement parler son terme et sa destination vers lesquels elle ne fait, au mieux, que tendre. (...)

Plus un être dispose de la capacité à se mouvoir et à modifier le rapport qu'il entretient avec ses conditions d'existence, plus il rencontrera des problèmes d'orientation sous des formes urgentes, aiguës et complexes, à mesure que sa situation sera exposée à davantage d'aléas qui le tiraillent dans des sens exposés. (p. 16)

Vivre c'est, même chez une amibe, préférer et exclure (Canguilhem)

Et encore Macherey :

Il s'agit d'habiter le monde, d'y occuper, d'y tenir une certaine position, en tirant toutes les conséquences du fait que cette position, bien loin d'être fixe, est mobile, et donc vouée à une logique de reconfiguration qui, en déterminant son inscription temporelle, lui confère l'allure d'une trajectoire, parcours ou itinéraire dont le sens se renégocie à chacune des ses étapes (p. 19).

(...) S'orienter, ce n'est pas tracer une ligne aussi droite que possible entre un commencement et un terme déjà tout fixés ; mais c'est impulser un mouvement qui, à mesure qu'il continue sur sa lancée, reconfigure peu à peu sa cible qui paraît naître de son effort propre, et, en conséquence, se trouve placée à la fois devant (il la tente) et derrière lui (elle l'attend) (p. 20).

Exister : rester en mouvement ou rester passif et coi ?

Dans un article paru dans Libération le 28 juin 2017, Robert Maggiori, Libé 28 juin 2017 :

Mais quel Orient peut-on chercher dans la pensée, dans l’action, dans la manière dont on mène sa vie, dans la gestion de la chose publique ? Dans quel espace, autre que physique − mental, psychologique, politique − peut-on s’orienter ? En quel sens peut-on dire que penser, vivre, connaître, agir, exister, c’est avoir en permanence à résoudre des problèmes d’orientation ? (...)

Personne n’échappe à la nécessité de s’orienter dans son monde, ou son milieu. Les êtres vivants, quelle que soit leur organisation, suivent une "logique de l’agir" − expression que Macherey emprunte à Fernand Deligny − mue par des impulsions ou des instincts qui leur font repérer des indices.

L’homme en revanche poursuit, en plus, une logique du faire liée à des fins. Celle-ci l’oblige à interpréter des signes, opération qui requiert la maîtrise, au moins partielle, du symbolique et présuppose quelque chose qui s’apparente à une réflexion, c’est-à-dire à une prise de distance. Par conséquent, la première difficulté, pour l’homme qui existe et vit, est qu’il doit s’orienter entre nature et culture, instincts et passions, désirs et raison, entre repérages d’indices et interprétations de signes, et peut seulement envisager de «négocier, tant bien que mal, de précaires compromis.

Quels chemins doit-on suivre pour trouver un sens à son existence, pour arriver à la "bonne vie", pour agir en justice, pour atteindre un idéal politique, éviter qu’une foi religieuse se mue en fanatisme, s’approcher d’une vérité scientifique, sortir d’une difficulté, se rendre accueillant à autrui ? Pierre Macherey, pour répondre, convoque Descartes, Proust et Jules Verne, mais aussi Montaigne, Kant, Spinoza, Merleau-Ponty ou encore Debord.

Maggiori encore :

Exister, est-ce créer, rester en mouvement, se désorienter, devenir l’homme désertique et labyrinthique (Blanchot / Borges), ou bien rester passif et coi dans le cocon de la conscience de soi, se laisser absorber par ce qui est donné, par ce qui est déjà là, connu, familier, habituel ? La condition de l’homme moderne serait d’être tiraillée entre ces deux mouvements d’ouverture et de fermeture : elle est, en ce sens, marquée par le tragique.

Il ne suffit pas d’une carte, donc, pour s’orienter dans la pensée, l’action et la vie − car s’orienter, c’est virtuellement se confronter à des problèmes dont la formulation incertaine est vouée à être indéfiniment reprise, dans un environnement où aucun repère absolument stable ne s’offre auquel s’accrocher, sauf bien sûr à s’abriter derrière les convictions inébranlables que procure, mais à quel prix, la foi du charbonnier ou la bonne conscience dont se réclament, se l’étant arbitrairement adjugée, dirigeants et possédants de tout poil.

S'orienter, question d'abord philosophique

De son côté, dans un billet paru sur Fabula le 2 juillet 2017, Marc Escola :

En se demandant ce que c'est en pratique, s'orienter, on tire un fil auquel se raccrochent, présentées sous des biais inattendus, beaucoup de questions dont l'importance philosophique est manifeste et même centrale. (...) Au fond, la philosophie dans son ensemble pourrait renvoyer à cette question dont les enjeux concernent tout le monde à tout moment, partout, sans exception.

Le voyageur qui essaie de se retrouver dans la forêt où il est perdu, le militant révolutionnaire qui cherche une issue à la crise qu'il a contribué à déclencher, le savant en quête d'épreuves de vérité qui lui permettent de démêler les problèmes qu'il s'évertue à clarifier, le croyant qui se demande désespérément où trouver un sens à la vie : toutes ces situations, qui s'inscrivent dans des contextes très différents, ont néanmoins en commun de renvoyer à la même exigence, celle de s'orienter, qui engendre des comportements dont le résultat n'est nullement acquis à l'avance. Peut-être est-ce de cette exigence et des innombrables difficultés auxquelles elle est confrontée que le désir de philosopher tire son impulsion première.

"Qu'est-ce que s'orienter aujourd'hui ?" C'est ainsi que Jean Guichard nous interpellait dans sa séance inaugurale, le 22 septembre 2010, au Mans, lors des 59è journées nationales annuelles d'études de l'orientation. Pierre Macherey prolonge le questionnement. Magistralement.

Ce mot a été amodié le 19 juin 2022