Un entretien pénible que j'ai eu hier matin avec un administrateur et auquel j'ai d'abord attribué trop d'importance, m'a du moins obligé à prendre conscience de l'incroyable chance qui, depuis vint ans, a été la mienne : j'ai gagné ma vie comme professeur sans y penser, sans même m'en apercevoir, sans subir aucune contrainte.

«Ce n'est pas seulement que j'aimais mon métier. J'ai toujours pu l'exercer en toute liberté, dans l'esprit et selon les méthodes de mon choix, et, semblait-il, pour rien d'autre que pour le plaisir. Je ne crois pas qu'il me soit arrivé une seule fois en travaillant de calculer les profits que je tirerais de mon travail.

»Je n'ai à peu près jamais eu le sentiment de travailler pour de l'argent. Quel extraordinaire bonheur, après ces années de ma jeunesse où j'avais besogné dix heures par jour, seulement en vue de la paie, vingt-cinq francs par mois, puis trente, et jusqu'à quarante-cinq francs (NDLR : en tant qu'ouvrier à Fougères dans une usine de galoches). Mais, hier matin, on m'a prié gentiment de donner à mon enseignement un tour plus technique et plus pratique.

»Signe des temps ! On se méfie maintenant d'une certaine influence que j'ai exercée à l'Ecole et de l'enseignement même qu'il y a dix ans on m'avait chargé d'y donner. L'histoire des idées est désormais suspecte. Que ne parlé-je plutôt de la règle des participes. J'ai tout de suite eu l'idée de donner ma démission. La considération des dix mille francs que je gagne dans cette école et dont j'ai besoin m'a retenu.

»Mais je vais garder les moyens de me les procurer ailleurs, et, en attendant, je ne tiendrai que le compte qu'il me plaît des recommandations administratives. (...) J'éprouve que j'ai connu pendant des années une merveilleuse liberté. Ce pouvait être une belle chose qu'une école de la République. Avec une centaine de jeunes gens, je cherchais la vérité, rien qu'elle, à tout risque, et en toute sérénité. Nous n'avions pas d'autre passion qu'elle. Faut-il que rentrent dans la classe les préoccupations du temps, de la politique»

(Source : Journal des années noires 1940-1944, Folio, édition 1973, pages 192-194).

Et, le 5 octobre 1941, ce billet : "Je renonce à enregistrer dans ce journal les sottises et les bassesses de ce temps. Avant-hier, des bombes éclatent dans toutes les synagogues de Paris... On annonce quelques fusillades... Tous les fonctionnaires, dont je suis, devront prêter serment au Maréchal, etc. Résignons-nous et attendons. Je retrouve heureusement mes élèves demain."

Ces quelques lignes pour nous rappeler l'extrême fragilité de la démocratie et des droits de l'Homme, ainsi que des ad-mini-strations quand les orages sérieux s'amoncellent sur les démocraties. Tout peut basculer très vite quand les temps se troublent. Et, aujourd'hui, mutatis mutandis, la liberté pédagogique des enseignants exerçant un service public d'éducation va avec la liberté de penser par soi-même et avec les valeurs de la République, non avec celles de la servilité et encore moins de la servitude.■