Si, à l'école élémentaire, les professeurs ont depuis longtemps délaissé la notation ancienne au profit d'une évaluation par compétences, l'usage des notes reste majoritaire au collège et au lycée. L'auteur n'en est pas à un coup d'essai. Spécialiste reconnu de la question, il avait antérieurement publié L'évaluation des élèves, enquête sur le jugement professoral, et Les notes, secret de fabrication qui, l'un et l'autre, firent date.

Mais avec Les pratiques d'évaluation scolaire, il livre là un ouvrage de maturité, complet, multiréférencé, didactique, rétro et prospectif, doté d'une bibliographie de 16 pages, qui deviendra la référence obligée en langue française.

La notation sur 10 ou 20, une invention récente (1880-1890)

Merle explique avec clarté que l'histoire de l'école française a été marquée par la concurrence entre deux modèles : le modèle jésuite et le modèle des frères des écoles chrétiennes.

Au milieu du 16è siècle, afin de former les soldats de Dieu, élite intellectuelle et religieuse chargée de la contre-Réforme, les collèges jésuites inventèrent la concurrence perpétuelle entre les élèves. Deux camps étaient en lutte, les Romains et les Carthaginois, eux-mêmes divisés en décuries, sur le modèle de l'armée romaine.

Suite aux examens, corrigés par trois examinateurs, sont distingués les optimi, les meilleurs, promus dans la classe supérieure, les dubii, les incertains, promus à l'essai et les inepti, les inaptes, retirés de l'établissement et remis à leurs parents.

La finalité sélective des collèges jésuites inspirera l'organisation des collèges royaux et, en 1802, le lycée napoléonien : former l'élite de la Nation, équivalent laïque des soldats de Dieu. Le système de notation chiffrée, au dixième et parfois au centième près, incluant même des notes négatives (!) est directement hérité de là. NDLR : Les idéologies du mérite républicain (Chevènement, 1985) ou des premiers de cordée (Macron, 2018) sont elles aussi héritières en ligne directe du modèle jésuite.

À l'opposé, à la fin du 17è siècle, avec les instituts des frères des écoles chrétiennes, congrégation laïque masculine, Jean-Baptiste de la Salle entreprend de former les enfants des catégories populaires. Les écoliers étaient divisés en trois ordres, les commençants, les médiocres, les avancés et parfaits. Les élèves n'étaient pas regroupés en fonction de leur âge, comme chez les jésuites, mais de leur progression, de leur parcours d'apprentissage. À partir de la loi Guizot (1833), dans le primaire, l'évaluation se calque sur le modèle des frères des écoles chrétiennes, et, dans le secondaire, sur les jésuites.

Mais la diffusion et la généralisation de la note dans l'enseignement primaire seront réalisées au début du 20è siècle du fait du développement des concours de la fonction publique, des autres concours (entrée en 6è, etc.) et des examens. C'est le moment où concours et examens prendront, en France, une place incontournable (et pour longtemps) dans la construction des hiérarchies scolaires et sociales et des élites économiques, intellectuelles et politiques.

Dans les années 1960, la note sur 10 ou 20 points est omniprésente à l'école primaire. L'invention de la note est relativement récente dans le système éducatif, la note chiffrée n'est pas la conséquence d'une nécessité interne aux apprentissages, mais a eu pour origine la préparation aux épreuves des examens et concours, écoles spéciales, puis baccalauréat et certificat d'études primaires.

Docimologie, science des examens, salve contre la notation traditionnelle

Au début du 20è siècle, Binet, Laugier, Toulouse, Piéron, Weinberg mirent en place une critique des examens contemporaine du mouvement d'éducation nouvelle, promoteur de l'école unique, et du mouvement d'orientation (cf. création de l'INOP en 1928).

En effet, l'un et l'autre mouvement proclamaient que chaque individu, riche ou pauvre, avait des aptitudes intrinsèques et qu'il appartenait à l'école de les connaître pour permettre le développement optimum et l'affectation professionnelle de chacun. Plus tard, dans son ouvrage Examens et docimologie (1963), Piéron démasquera le coefficient de subjectivité des notateurs.

Et Merle rappelle au passage qu'aujourd'hui encore, on recrute les professeurs et les médecins sur des connaissances académiques (p. 93). Cependant, par trop déconnectée des apprentissages scolaires, la docimologie ou science des examens restera longtemps ignorée des professeurs dans leurs pratiques quotidiennes.

Dans les chapitres 5 à 6, Merle nomme les ravages de l'effet Posthumus (Landsheere, 1992) plus connu sous le nom de effet courbe de Gauss :

Un enseignant tend à ajuster le niveau de son enseignement et ses appréciations des performances des élèves de façon à conserver, d'année en année, approximativement la même distribution gaussienne de notes (p. 119)

Et Antibi (2003) stipendiera à son tour, dans La constante macabre, les normes et les biais de notation implicites : effet de halo, effet de flou, effet de contamination, effet d'ordre de correction des copies (effets d'ordre, de contraste, d'ancrage) avant de promouvoir une évaluation par contrat de confiance.

Merle décrit avec beaucoup de précision et de minutie les biais scolaires d'évaluation − effet du niveau scolaire de l'élève, effet du niveau scolaire de la classe, effet du retard scolaire, effet de réputation liée à la filière ou à l'établissement − et les biais sociaux d'évaluation − effet de genre, effet de l'origine ethnique, effet de l'origine sociale de l'élève, effet de l'attractivité physique, des comportements −.

En fait, d'après l'auteur, dans le quotidien de la classe, l'évaluation des compétences est un ensemble de pratiques, en partie contingentes, liées aux interactions singulières propres à tel professeur, élève, classe et établissement que les professeurs font et subissent à la fois. Elle résulte d'arrangements évaluatifs contextualisés liés aux spécificités du professeur ou aux comportements de contestation, de séduction et de revendication des élèves (p. 164).

Les notes, un obstacle aux apprentissages

Tendant d'un cran encore sa démonstration de l'inanité de l'évaluation scolaire traditionnelle, dans le chapitre 7, le sociologue considère que les notes sont injustes, qu'elles produisent des effets contre-productifs et donc qu'elles constituent un obstacle aux apprentissages.

'Comparaisons sociales forcées − nul élève n'ignore la place que chacun occupe dans la hiérarchie, dévalorisation des élèves les plus faibles, résignation apprise, illusion d'incompétence'' favorisent des comportements scolaires inadaptés : moindre motivation, moins de persévérance devant les difficultés, moindre participation en classe, sentiment de devoir réaliser beaucoup d'efforts pour réussir, difficultés de concentration, forte anxiété lors des évaluations.

Bref, la notation traditionnelle est une machine à produire des décrocheurs ! Qui plus est, comparaisons sociales forcées, résignation apprise, illusion d'incompétence sont des mécanismes psychosociaux largement méconnus des professeurs...

Plus explicitement encore, pages 225-231, le sociologue de l'école décrit par le menu les effets négatifs de l'évaluation gaussienne : évaluation de l'élève par rapport à une norme (la sacro-sainte moyenne) et non par rapport à lui-même, compétition scolaire favorisant l'individualisme égoïste les comportements antisociaux, développement de la triche, il n'y a que la note et les matières ou productions notées qui comptent, réduction du bien-être scolaire et désintérêt pour l'école.

Principes et pratiques pour une évaluation scolaire équitable et efficace

Le chapitre 8 (p. 243 et sv.) présente les 4 principes d'une évaluation scolaire équitable et efficace : anonymat social et scolaire des élèves − au passage, rappel du caractère dangereux voire délétère de la trop fameuse fiche de renseignements remplie à la rentrée à la demande du professeur principal −, évaluation formative ou évaluation par compétences à privilégier (cf. figure 17, page 242 : Comparaison simplifiée des pratiques évaluatives fondées soit sur une échelle de notes, soit sur des niveaux de maîtrise), choisir une pédagogie explicite qui décompose le processus d'apprentissage en plusieurs étapes (par exemple, étape 1 : Objectifs et notions, étape 2 : TD en groupes, étape 3 : Travail en autonomie, étape 4 : Révisions régulières et organisées des notions), créer du bien-être, un climat de confiance ainsi qu'un état de flow(p. 259) − état d'une personne totalement immergée dans son activité, motivation, concentration, satisfaction maximum −.

S'ouvrant par la figure 19, page 264, Pratiques évaluatives favorables et défavorables aux apprentissages, le chapitre 9 passe en revue les nouvelles pratiques dont le but est, d'après l'auteur, de construire une dynamique apprentissage-évaluation. L'expérience des classes sans note, utilisée dans les premières classes du collège depuis plusieurs années et, plus rarement, en seconde, s'avère un bilan globalement positif pour les élèves et les professeurs ; plusieurs bilans concrets d'expériences ainsi que relevés et bulletins d'évaluation sont fournis à l'appui de la démonstration.

L'auteur présente ensuite l'intérêt de deux outils numériques d'apprentissage et d'évaluation : TACIT, outil numérique au service de la compréhension en lecture, du CE1 au LP, et PÉPIMEP outil d'apprentissage de l'algèbre au carrefour troisième-seconde. Il conclut, page 302, que ces trois dispositifs ne sauraient constituer des conditions d'apprentissage plus favorables aux élèves qu'associés à des pratiques professorales relationnelles adéquates conformes aux principes émis au chapitre 8.

Mais veut-on vraiment changer de paradigme ?

Dans sa conclusion, pour sortir de l'école de la reproduction, inégalitaire, élitiste, héritière des jésuites, changer le paradigme de l'institution scolaire s'impose (p. 309). (...) Sera-t-elle, comme dans le passé, essentiellement une école inégalitaire, source de reproduction sociale, ou bien permettra-t-elle une réduction du nombre d'élèves sans diplôme, particulièrement nombreux dans l'école française et, conformément à son idéal et à sa mission, permettra-elle une meilleure égalité des chances selon l'origine sociale ? L'enjeu d'une refondation de l'évaluation scolaire et, au-delà, d'une école efficace et équitable, n'est pas seulement scolaire.

Un ouvrage de référence sur la question de l'évaluation scolaire, aussi utile aux professeurs qu'aux parents et aux élèves (élèves, si vous saviez...). Mais c'est aussi un grand ouvrage de sciences humaines et sociales, qui éclaire bien les enjeux politiques et sociétaux de l'évaluation et de la notation, des examens et concours. Et fort bien écrit. ■

Ce billet a été mis à jour le 9 octobre 2018

Pour aller plus loin

Interview de Pierre Merle dans Élèves décrocheurs/raccrocheurs, Grange A., Pagès H., CRDP-CANOPÉ Pays-de-la-Loire, 2009 (DVD)

Merle P. (2014), Faut-il en finir avec les notes ? La vie des idées, 2014

L'école abuse-t-elle des notes ? Rue des écoles, émission radio France Inter, par Louise Tourret, 20 mai 2018. Durée : 58'

Pierre Merle est l'un des fils de l'écrivain Robert Merle (1908-2004) dont il a écrit une biographie

Le Monde, 28 septembre 2018 : Louis-le-Grand, un trimestre sans notes en seconde