Il en trace les limites dans les tensions avec la citoyenneté et les tensions avec la condition salariale et avec les principes que cette dernière induit nécessairement : subordination, division du travail, séparation, mise en concurrence, oppositions entre salariés. Toutefois, comme le dit avec justesse et finesse Zarifian, nous pouvons agir professionnellement en étant animés par le sens de la civilité, ne serait-ce que par ce sens élémentaire qu'est celui d'être socialement utiles − utiles à des jeunes quand on est enseignant, par exemple. Les rapports politiques élémentaires, qui nous définissent comme membres d'une même communauté politique, sont en permanence présents dans l'activité professionnelle en entreprise. (...) Le salarié ne laisse pas ses qualités d'être civilement libre au vestiaire lorsqu'il franchit les murs de l'entreprise. Il ne se considère pas comme un obstacle. Un compromis permanent, qui prend des tours très variables selon les périodes historiques, est noué entre le caractère oppresseur de la situation salariale et l'expression de la puissance civile des salariés.

Civilité, formation des jeunes et appel au langage

L'auteur illustre son propos par la présentation du dispositif de formation en place mis en place pour les étudiants de première année de DEUG 1 (aujourd'hui licence 1 ou L1) en sociologie à l'université de Marne-la-vallée. Le recours privilégié à l'enquête par petits groupes, sur le thème de la famille, comme premier contact avec la discipline et ouverture sur autrui. Trois exigences : pratiquer une sociologie compréhensive, se former son propre jugement et le confronter aux autres, présenter le résultat à l'ensemble des étudiants.

On mobilise ainsi cinq usages du langage : langage compréhensif, langage critique, langage intercompréhensif au sein du petit groupe, langage de la formalisation écrite, langage de l'expression orale. Même si les résultats affichés par ce dispositif de formation restent modestes, on tente ainsi de réveiller et d'activer les ressources de civilité qui se trouvent dans la grande majorité des jeunes, non pas par nature, mais aussi de formaliser et de développer leurs acquis autour de pratiques du langage qui ont directement à voir avec les principes de la civilité.

Omniprésence de la référence à l'expérience dans le recrutement des jeunes

Mettre l'expérience comme prérequis indispensable dans le recrutement des jeunes, pourquoi pas, au fond ? Encore faudrait-il que les employeurs y intègrent non seulement l'expérience des situations professionnelles, mais aussi l'expérience de la vie, l'expérience scolaire, l'expérience familiale, ce qui est loin d'être le cas la plupart du temps. et la référence au comportement est particulièrement problématique, parce que le jeune est en position de faiblesse face au pouvoir institutionnel de l'employeur.

Intérêt et limites des compétences sociales

Zarifian : Là aussi, prises au pied de la lettre, les compétences sociales sont plutôt positives ; on parle d'autonomie, de faculté à communiquer, d'adaptabilité, etc. Bref, d'un ensemble de traits qui ressemblent étrangement aux caractéristiques de base de la civilité. Et a priori, il est vrai qu'il vaut mieux privilégier l'autonomie plutôt que le strict respect de la discipline, le sens de la responsabilité plutôt que l'obéissance aveugle ou le refus de toute règle, l'esprit d'équipe plutôt que les comportements égoïstes et repliés.

Et de poursuivre : Mais si l'on coupe les compétences sociales des compétences professionnelles, qu'on en fait un savoir être, un en soi, et qu'on les traite et les évalue sur un mode purement individualisé, on engendre une dérive redoutable : on passe de l'appréciation d'une compétence professionnelle dans une relation salariale à un jugement discriminant de qualités personnelles dans une relation semi-servile. (...) C'est faire un grand bond en arrière que les femmes ne connaissent que trop bien ; au lieu de parler de qualités féminines (la dextérité, la patience...), on parlera de qualités modernes (la faculté à communiquer, la prise d'initiative...). C'est aussi mettre en place des formes de sélection qui n'ont plus d'assise sociale, qui isolent chaque individu. C'est enfin induire un paradoxe terrible : on valorise des contenus qui renvoient formellement au registre de la civilité, mais dans une forme instrumentale qui oblige l'individu, sur un mode quasiment servile, à adopter un comportement conforme, situation que la civilité, entendue comme rapport politique authentiquement moderne, a historiquement rejetée.

L'air de rien, avec beaucoup de finesse, de justesse et... de civilité, le sociologue Philippe Zarifian nous aura emmenés vers une reconnaissance critique et réflexive des notions de civilité, citoyenneté, savoir-être, compétences sociales, expérience, langages diversifiés nécessaires à la compréhension de l'humain dans la Cité. Cet éloge pondéré de la civilité, cette critique du citoyen moderne, salutaire en 1998, est encore plus indispensable vingt ans après.

Pour aller plus loin :

Le blog de Philippe Zarifian

Zarifian P. (1997), Eloge de la civilité, critique du citoyen moderne, Lharmattan

Zarifian P. (2013), Sociologie du devenir, éléments d'une sociologie générale, Lharmattan