Moment rare. Grande conférence. Depuis plus de trente ans, Christophe Dejours nous alerte sur la souffrance au travail, sur la souffrance dans la subjectivité de l'humain. Et depuis son intervention au Mans le 25 octobre 1998, trop de faits, malheureusement, nous ont donné des raisons supplémentaires de le (re)lire et de réentendre sa voix exigeante mais indispensable.

D'emblée, d'une voix douce, Dejours interpelle avec force ses auditeurs :

Quelle est la responsabilité incombant à ceux qui ont une charge d'orientation scolaire et professionnelle dans cette conjoncture qui est, à bien des égards, tragique ? Comment est-il possible que notre société admette un nombre croissant de chômeurs d'une part, de nouveaux pauvres d'autre part, sans que cela ne déclenche des mouvements de grande ampleur, en tout cas jusqu'à une période récente ? Pourquoi des injustices moins criantes aujourd'hui provoquaient-elles de vastes mouvements sociaux avant les années 1980, pendant la période des Trente glorieuses, cependant que des iniquités beaucoup plus graves et manifestes se développent pratiquement sans opposition organisée depuis quinze ans ?

L'hypothèse défendue par l'auteur : le travail lui-même, l'organisation du travail ont un rôle crucial comme amortisseurs de conflits entre les dirigeants de l'économie et de la politique et, d'autre part, les gens ordinaires. Les formes contemporaines d'organisation du travail jouent un rôle essentiel dans la démobilisation et le renoncement à lutter contre l'injustice.

Souffrance, travail et subjectivité

La souffrance est-elle seulement, comme entendu et vu le plus souvent, la conséquence du travail ? Mais n'est-elle pas aussi protension, i.e. le point de départ d'une activité ? Car elle appelle à s'engager dans le monde pour essayer d'y trouver des réponses, des solutions, des soulagements. Autrement dit, notre rapport au monde, notre engagement, notre implication sont fondamentalement portés par la souffrance, la souffrance est le départ de l'action.

Pour aller à l'essentiel, je dirai que la progression récente des doctrines néolibérales a fait surgir à l'intérieur même des rapports de travail une préoccupation de plus en plus prégnante vis-à-vis de la clientèle, avec un privilège systématiquement accordé à la rentabilité sur la qualité, même s'il est de bon ton d'afficher la qualité totale.

Et l'auteur de décrire l'évolution récente de la relation au travail, des rapports de commandement, de surveillance et de contrôle assumés naguère par des contremaîtres et des chronométreurs à une organisation du travail où chaque opérateur, en permanence, grâce à la fée informatique, est chargé d'auto-contrôler, en toute autonomie bien sûr, le moindre de ses gestes, la moindre des opérations qu'il effectue. Mais cet auto-contrôle ne saurait opérer sans le consentement des opérateurs à produire eux-mêmes ces données de contrôle. Changement majeur, d'où sourd une nouvelle souffrance.

Dejours : C'est un point important de la discussion sur la responsabilité : pas de responsabilité si pas d'autonomie, pas de responsabilité si pas de liberté. Je crois que l'autonomie est en fait liée à de nouvelles formes de domination et que c'est un marché de dupes.

Pourquoi les agents consentent-ils à ce système s'ils le désapprouvent ? (...) Pour autant que l'on s'appuie sur les investigations cliniques qui sont pratiquées par les chercheurs en laboratoire et sur le terrain, il semble qu'au centre de la souffrance, on trouve la peur. (...) Peur de ne pas être à la hauteur des performances attendues. Le résultat psychique de ces techniques de management, c'est l'apparition de nouvelles formes de décompensation psychopathologique identifiées ces dernières années, pas seulement les crises de nerf.

Écoutons bien Dejours, qui, en 1998, dit sans ambages − à l'époque il était bien seul à l'exprimer publiquement − ce que les médias dévoileront ensuite, au début des années 2000, et sans interruption depuis lors, à travers moult faits-divers tragiques touchant des salariés d'entreprises publiques et privées ainsi que l'ad-mini-stration, cette grande Muette :

Violences, actes médico-légaux se multiplient au travail, vandalisme, tentatives de suicide, suicides sur les lieux mêmes du travail selon des modalités cliniques tout à fait inédites par rapport à ce qu'on sait à ce sujet depuis plus de 50 ans, c'est-à-dire la mémoire de la médecine du travail depuis 1946. Cette souffrance, ces décompensations, personne dans l'entreprise ne les ignore totalement.

Il y a en effet un écart considérable entre la description managériale ou gestionnaire du travail et la description subjective du travail par les agents. Au passage, je souligne d'expérience combien tout dispositif dit de découverte ou d'exploration des métiers et des entreprises mis en place au collège ou au lycée qui scotomiserait ce point essentiel est une vaste entreprise de manipulation des esprits adolescents.

J'ai peur au travail, je me défends

Le système continue à fonctionner efficacement parce que ceux qui ne sont pas convaincus par la description gestionnaire du travail soit n'osent pas l'exprimer, soit sont otages de la description à laquelle ils ont apporté leur concours, soit ont peur des représailles. Ainsi, ils apportent leur zèle à l'organisation, même s'ils la désapprouvent et qu'ils savent qu'elle est injuste.

Pour rendre compte des ressorts psychologiques de la domination, plutôt de requérir les théories de la violence symbolique (Bourdieu), de l'intériorisation (Parsons) ou de la soumission à l'autorité (Milgram), Dejours propose de partir de la souffrance des agents qui collaborent au sale boulot. De quelle souffrance s'agit-il ? D'abord la peur de perdre son travail, ensuite la peur de la désolation ou mise au placard (cf. Hannah Arendt), mais aussi la souffrance morale de donner son concours à des actes iniques que pourtant on réprouve. Conséquences psychopathologiques : rupture du sentiment d'exister, risque de dépression.

Est-il possible de se défendre psychiquement contre la souffrance morale de façon à la rendre tolérable et compatible avec la participation au sale boulot ? Trois stratégies de défense : le cynisme viril, l'idéologie du réalisme économique, la stratégie individuelle de défense.

C'est parce qu'ils éprouvent désarroi, complexité, insécurité, peur et culpabilité que les sujets construisent des stratégies défensives contre la souffrance. On peut penser qu'il s'agit de constructions psychiques bien opportunistes auxquelles tout un chacun devrait pouvoir facilement échapper par la mobilisation du sens moral et de la faculté de juger. On peut montrer que, dans toutes les situations de travail, il y a de la souffrance et aussi des stratégies défensives, elles sont nécessaires pour pouvoir continuer à travailler.

Les stratégies défensives sont très répandues et adaptables, elles sont ajustées intentionnellement par les agents, mais pas forcément consciemment par les sujets qui souffrent, par simple inflexion ou dérivation donnée à des stratégies défensives préexistantes, progressivement, insensiblement, à l'insu des sujets.

D'autre part, elles sont utiles et, sans elles, beaucoup d'organisations ne pourraient pas fonctionner parce que les sujets ne supporteraient pas le rapport au travail ordinaire. Ce n'est pas seulement vrai quand les gens sont chargés des licenciements, mais aussi dans le bâtiment, chez les enseignants. Pour cette raison, ces stratégies de défense ne sont pas condamnables en bloc, pourtant elles contiennent en elles le ferment du pire, celui de l'anesthésie à la souffrance éthique qui permet de consentir à exécuter toutes sortes de tâches, y compris le sale boulot, et à faire bénéficier l'organisation de sa contribution zélée au process de travail et au système.

En conclusion, Dejours s'est autorisé à interpeller le monde des professionnels de l'orientation en ces termes forts :

Que faisons-nous lorsque nous faisons de l'orientation ? Sur quoi fondons-nous nos pratiques d'orientation ? Est-ce que nous les fondons sur le cahier des charges des professions, des métiers, des postes ? Mais le travail n'est pas seulement une activité, il est aussi un rapport social de domination dont les formes se sont considérablement durcies depuis quinze ans, et qui engendre des tragédies humaines en grand nombre.

Comment orienter les gens vis-à-vis de cette dimension majeure du travail qui n'est pas l'activité, mais la domination et l'injustice ? Faut-il se préoccuper de la capacité des gens à s'adapter à l'injustice sur le mode du consentement à la subir ou à l'infliger à autrui ? Quelle responsabilité prenons-nous vis-à-vis des personnes et vis-à-vis de la Cité si nous décidons que la dimension pathique et la dimension morale pratique du travail peuvent être écartées de nos convictions − "Ce n'est pas notre boulot, ça n'appartient pas à nos préoccupations, ce ne sont pas nos prérogatives" − au seul profit de la dimension instrumentale du travail ?

Quelle responsabilité avons-nous lorsque nous régulons l'orientation en fonction de critères relevant exclusivement de la rationalité instrumentale alors que nous savons pertinemment que le travail implique d'autres dimensions, quand nous savons parfaitement que travailler, ce n'est pas seulement produire, c'est aussi vivre ensemble ? Vivre ensemble, à la vérité, dans de nombreuses situations, consiste à vivre avec les autres dans la duplicité et la déloyauté. Lorsque nous orientons les gens vers le travail, les orientons-nous vers l'aliénation ou vers l'accomplissement de soi ? C'est une question que les jeunes posent souvent au conseiller d'orientation car, de façon générale, ils se la posent tout le temps.

Ce mot a été amodié le 22 avril 2023

Pour aller plus loin

Christophe Dejours sur France Culture, interview par Laure Adler, émission Hors champs, 10 février 2014, durée : 45'

Dejours C. (1998), Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, Seuil, 1998

[Dejours C. (2015), Travail, usure mentale, éditions Bayard, 1ère édition en 1980 |https://www.unitheque.com/Livre/bayard/Travail_usure_mentale-78198.html||Dejours C. (2015), Travail, usure mentale, éd. Bayard]

Dejours C. (2015), Le choix : souffrir au travail n'est pas une fatalité, Bayard

Dejours C. (2013), Travail vivant, travail et émancipation, PBP

Pezé M. (2008), Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, Champs Flammarion

Roudil M.-A. (2006), Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, documentaire, durée : 1h20'

Carré J.-M. (2006), J'ai très mal au travail, documentaire, durée : 1h30'

Extraits de J'ai très mal au travail (Carré, 2006) : La création des règles de travail, par C. Dejours, vidéo, durée : 11'30"

Joulé L., Jousse S. (2015), C'est quoi, ce travail ? Documentaire, durée : 1h40