Relation école-entreprise : sens ou non sens ?
Par Jacques Vauloup le mercredi 17 avril 2019, 03:32 - S'orienter - Devenir - Lien permanent
Rapprocher l'école et l'entreprise. De nombreuses actions se sont développées depuis les années 1980 : jumelages, stages, baccalauréats professionnels, etc. On apprend à se connaître, à travailler ensemble. Quel sens ont ces actions ? Est-ce perte ou enrichissement ? L'école y gagne-t-elle, y renforce-t-elle sa liberté ?
C'est ainsi que j'ouvris, en novembre 1995, un article destiné à des professeurs dans le cadre d'une formation continue. Il fut mis simultanément à la lecture critique des partenaires de l'éducation nationale avec lesquels j'étais engagé au rectorat de l'académie de Nantes, à l'inspection académique de la Sarthe et dans l'association FormaSarthe : chambres consulaires, organisations professionnelles, etc.
Partenariat école-entreprise, notion relativement récente
1791. La loi Le Chapelier interdit les corporations, les groupement professionnels et le compagnonnage. Elle contribua à la perte du sentiment de responsabilité des entreprises françaises en matière de formation, qui mit du temps à se reconstituer.
De 1802 à 1808. Création des lycées (dits napoléoniens
jusqu'à nos jours) et réforme de l'Université. Objectif : préparer les élites de l'État administratif et non les élites économiques. Lycée + université = voies d'excellence (le reste est secondaire : enseignement primaire supérieur, enseignement spécial, enseignement moderne qui deviendra plus tard enseignement technique).
De 1880 à 1940. Constitution progressive de l'enseignement technique et mise en place des relations écoles-entreprises. Longtemps, la direction de l'enseignement technique fut implantée au ministère du commerce et de l'industrie (depuis les années 1920). Dès l'origine, le technique est très lié aux besoins de l'industrie.
25 juillet 1919, loi Astier. En contexte de pénurie de main d'oeuvre consécutive à la saignée humaine de 1914-1918 et de reconstruction du pays, la loi Astier prône le développement de l'apprentissage. Obligation est faite aux communes de créer et financer des cours professionnels au bénéfice des apprentis, ouvriers et employés du commerce et de l’industrie ; aux patrons de faire suivre ces cours aux apprentis, et aux apprentis de les suivre. 1925 : création de la taxe d'apprentissage.
Années 1920-1930. Création des maisons familiales rurales d’éducation et d’orientation, une des formes de l’alternance. Au début des années 2000, de multiples formes d'alternance existent : dans le cadre du contrat d'apprentissage ou non, donnant lieu à certification ou pas, séquences de découverte des milieux professionnel, stages en entreprise des lycées professionnels ou technologiques, etc.
Entre 1940 et 1960. Extension de l'enseignement technique. C'est l'État français de Vichy qui a créé les centres d'apprentissage, ancêtres des centres de formation des apprentis (CFA) et des actuels lycées professionnels. Objectif : former les ouvriers et les employés.
En 1960 : 25% des jeunes d'une classe d'âge passent par l'enseignement technique. Suite à l'ordonnance Berthoin (janvier 1959) qui repousse de 14 ans à 16 ans l’âge légal de la fin de l'instruction obligatoire, les écoles nationales professionnelles deviennent des lycées techniques, et les centres d'apprentissage deviennent des centres d'enseignement technique.
1970. Création de l'office national d'information sur les enseignements et les professions (ONISEP).
1971. Création des centres de formation des apprentis (CFA), de la formation continue et des centres d'information et d'orientation (CIO).
1979. Les séquences éducatives en entreprises deviennent obligatoires pour les élèves de CAP et de BEP.
1982. Création des formations complémentaires d'initiative locale (FCIL). Force de la relation école-entreprise locale dans la mise en place des formations professionnelles.
1985. Création du baccalauréat professionnel (initialement pour l'industrie). Chevènement, ministre de l'éducation nationale : Apprendre pour entreprendre
. Création des établissements publics locaux d’enseignement du second degré (EPLE). L’établissement scolaire (collège-LP-lycée) n'est plus une entité administrative, mais une instance habilitée à faire des choix et à signer des partenariats contractualisés inscrits dans le local. Création du dispositif d’insertion des jeunes de l’éducation nationale (DIJEN). Il deviendra, en 1989, la mission permanente et générale d’insertion de l’éducation nationale (MGI).
1986. Monory, ministre de l'éducation nationale : L'éducation nationale, entreprise du futur
. Le partenariat école-entreprises s'active : formations continues, conventions-cadres, conventions locales, guides du partenariat, universités d'été, transferts de technologie, pôles de recherche et d’innovation technologique, etc. Et ce, aussi bien dans le second degré qu'à l'université.
Années 1990. Le partenariat école-entreprise s'installe. Il recouvre des pratiques multiples : jumelage, sponsorisation, etc. La notion de partenariat
pointe la coresponsabilité d'acteurs divers dans la scolarisation. Des institutions et organisations locales différentes élaborent en commun une stratégie de travail pour résoudre un problème ; elle implique engagement commun, réciprocité des bénéfices escomptés, coresponsabilité.
Des préoccupations socio-économiques, pédagogiques, culturelles et civiques
Préoccupations socio-économiques
Si l'entreprise est un espace d'avenir professionnel pour les élèves, alors, en période de crise de l'emploi et de chômage rémanent des jeunes, l'école ne peut se désintéresser d'investiguer cet objet d'étude, en direct, en situation. C'est en période de crise de la main d'oeuvre qualifiée (années 1920) ou de crise économique (années 1980-1990-2000-2010...) que l'école est de plus en plus sommée de fournir aux entreprises une main d'oeuvre adaptée aux besoins de l'économie. Le doute s'est installé sur la capacité de l'école à répondre à la demande éducative, à répondre aux besoins de l'économie
(Daniel Bloch, 1985, président du Haut Comité Éducation Économie)
Dans les années 1980, l'entreprise a pu apparaître comme un modèle d'organisation sociale : direction managériale (projet d'entreprise, cercles de qualité) en opposition à la gestion administrative bureaucratisée, censée être représentée par l'éducation nationale (Le mythe de l'entreprise, Le Goff, 1992). Au moment même où collèges et lycées devenaient des établissements de plein exercice (EPLE, 1985), une approche idéalisée de l'entreprise aura pu exercer une pression quasi fascinatoire chez certains cadres dirigeants de l'éducation nationale. En 1989, l’académie de Créteil crée la revue Éducation et management, au sous-titre des plus parlants : « Les valeurs de l’école et l’esprit d’entreprise ».
Préoccupations pédagogiques
La connaissance de l'entreprise est reconnue comme un champ d'étude, un objet de connaissances, avec une valeur éducative et formatrice : projets d'action éducative à caractère technique et économique dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990 ; enjeux croissants de l'information pour l'orientation ; ouverture de classes de découverte de l'entreprise, de classes industrie
; lancement des opérations partenariales « Bravo l’industrie » ou « Jeunes et industrie » (1991), puis de Bravo les artisans
(1994), extension puis généralisation (2005) des stages de découverte du milieu professionnel en classe de troisième.
Préoccupations culturelles et civiques
Dans ce cas, l'entreprise est perçue comme un espace de modernité technique où ce qui est visé est le développement de la culture technique. Dépasser la dichotomie culture humaniste/culture technique en développant une culture intégrative ; fournir à chaque futur citoyen les connaissances techniques, scientifiques, économiques nécessaires à une nouvelle citoyenneté. Ne plus considérer le produit fabriqué comme un en soi mais le relier aux activités humaines d'analyse des besoins, de conception, organisation, production, distribution, commercialisation, gestion, qui l'accompagnent.
Du coup, l'entreprise devient le lieu d'appréhension de l'objet inscrit dans un système, relié à un contexte (enseignement de la technologie au collège, au lycée). Donner aux futurs professionnels, à la technicité avérée dans tel ou tel domaine, un certain nombre d'attitudes leur permettant d'être véritablement acteurs dans le monde de demain : curiosité, ouverture, tolérance, esprit critique, travail en équipe.
Au delà de la logique économique évidente, le partenariat écoles-entreprises trouve sa force idéologique et l'explication de son développement dans les logiques pédagogique, culturelle et civique. Il constitue un choix de politique locale, une politique qui procède d'initiatives et s'appuie essentiellement sur les ressources locales, une stratégie globale ne séparant pas l'économique et le social, le social et le culturel, et qui cherche à associer des acteurs du public, du privé, du monde syndical et associatif.
De la logique de logo à la logique du « logos »
Logique de logo : d'image, de surface, de papier glacé, de communication (au sens où l'entendent parfois certains compteurs de logos).
Logique de logos (parole, verbe, raison) : d'analyse, de réflexion, d'enjeux, de discours rationnel ne scotomisant pas les différences d'attentes, voire les conflits idéologiques.
Si le véritable enjeu est de favoriser chez les adolescents l'amorce d'une construction d'un premier projet de vie ou, plus modestement, d’une première expérience professionnelle, alors n’omettons pas de considérer que cette intention rationnelle, au demeurant louable, est souvent enrobée d'irrationalité. Le processus d'orientation ne résulte pas d'abord d'un libre choix entre des branches professionnelles. Il est avant tout une course à la réussite scolaire, condition d'une position professionnelle et sociale favorable : niveaux d'emploi, de salaire, de position hiérarchique, de reconnaissance sociale.
Faire un usage magique de l'image de l'entreprise, c'est s'exposer à bien des déconvenues : ignorer la multiplicité des branches professionnelles et des cultures techniques, ignorer la complexité des entreprises, ignorer les contradictions et les luttes qui les traversent. C'est prendre le risque de susciter des projections irrationnelles vers l'avenir.
Si le véritable enjeu est la modernité technique, l’adaptation des futurs salariés aux nouvelles technologies et aux actuels et futurs environnements de travail, alors faisons attention à ne pas montrer que l'usine de pointe
et les managers
d'élite, car c'est prendre le risque de stigmatiser les représentations négatives des situations de travail sales, bruyantes, dangereuses, précaires et peu rémunérées (et il en reste beaucoup, notamment dans le secteur des services).
N'oublions jamais les hommes et les femmes les plus modestes derrière les machines, dans les laboratoires, derrière les cadres qui font visiter, tutorent et encadrent le stagiaire. Ne nous laissons pas bercer par les sirènes modernistes en matière d'organisation du travail ; il faut en effet beaucoup de temps, d’analyse et un œil exercé pour découvrir les différences effectives entre le travail réel et le travail prescrit, entre l’organisation théorique présentée dans un organigramme et l’organisation réelle.
Si le véritable enjeu est pédagogique et didactique, alors construisons un dispositif centré sur la connaissance d'un objet spécifique avec de l'analyse des besoins et attentes, des objectifs, de la programmation, de l'évaluation.
Si le véritable enjeu est de former des élèves acteurs et auteurs, alors faisons vraiment participer les élèves à l'ensemble du dispositif, de sa conception à son évaluation, donnons-leur des rôles à tenir, dont ils rendront compte ensuite à la communauté des pairs. Nous les adultes, professeurs, parents, conseillers d’orientation-psychologues, chefs d’entreprise et cadres d'entreprises, saurons-nous accepter d’être moins experts qu'accompagnateurs, transmetteurs ou passeurs ?
Si le véritable enjeu est de former des citoyens, alors admettons qu'éduquer, ce n'est pas nécessairement protéger contre la vie professionnelle, mais préparer à la vie professionnelle, sans exclure la préparation aux luttes et aux rapports de forces. On a évidemment le droit de ne pas renoncer à ses propres convictions philosophiques, politiques, syndicales ou idéologiques pour autant.
Si le véritable enjeu est que l'établissement scolaire soit une organisation reconnue et qui ait du poids face à l'entreprise, condition sine qua non pour un partenariat donnant-donnant, ou gagnant-gagnant, alors admettons que le chef d'établissement puisse se comporter (un peu) comme un chef d'entreprise et non seulement comme un père maternant ou une mère paternante, rôle dans lequel souhaiteraient peut-être le cantonner certains professeurs et parents.■
Pour en savoir plus
Ce mot a été amodié le 4 novembre 2019, puis le 7 mai 2023