Noms aux teintes distinctes

À l'âge où les Noms, nous offrant l'image de l'inconnaissable que nous avons versé en eux, dans un même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l'un à l'autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu'elle ne peut contenir mais que nous n'avons plus le pouvoir d'expulser de son nom, ce n'est pas seulement l'univers physique qu'ils diaprent de différences, qu'ils peuplent de merveilleux, c'est aussi l'univers social : alors, chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame ou sa fée comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit (...). Mais même en dehors des rares minutes comme celles-là, où brusquement nous sentons l'entité originale tressaillir et reprendre sa forme et sa ciselure au sein des syllabes mortes aujourd'hui, si dans le tourbillon vertigineux de la vie courante, où ils n'ont plus qu'un usage pratique, les noms ont perdu toute couleur comme une toupie prismatique qui tourne trop vite et qui semble grise, en revanche quand, dans la rêverie, nous réfléchissons, nous cherchons, pour revenir sur le passé, à ralentir, à suspendre le mouvement perpétuel où nous sommes entraînés, peu à peu, nous voyons apparaître, juxtaposées, mais entièrement distinctes les unes des autres, les teintes qu'au cours de notre existence nous présenta successivement un même nom. (Le côté de Guermantes, pages 754-755)

Résurrections de la mémoire, impressions, réminiscences

Qu'il s'agît de réminiscences dans le genre du bruit de la fourchette ou du goût de la madeleine, ou de ces vérités écrites à l'aide de figures dont j'essayais de chercher le sens dans ma tête où, clochers, herbes folles, elles composaient un grimoire compliqué et fleuri, leur premier caractère était que je n'étais pas libre de les choisir, qu'elles m'étaient données telles quelles. Et je sentais que ce devait être la griffe de leur authenticité. (Le Temps retrouvé, page 2271)

C'est parce qu'ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu'ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l'ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu'à en souhaiter la destruction. (Le Temps retrouvé, page 2400)

J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. (...) Aussi, si elle (Ndlr : la force) m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer − dans le Temps. (Le Temps retrouvé, Marcel Proust, Quarto Gallimard, 2019).

On peut, avec une bonne partie de l'académie des gens de lettres, voir en La Recherche, comme l'a écrit Jean-Yves Tadié dans l'introduction générale qu'il a rédigée pour l'édition de La Pléiade de 1987, le dernier grand rêve du XIXè siècle et le premier roman moderne du XXè (page X). Selon Tadié, il récapitule la tradition antérieure, de la Bible à Flaubert et à Tolstoï, et tous les genres littéraires. Enfin, il propose le rêve romantique et symboliste, qu'ont partagé Mallarmé et Wagner, d'une synthèse de tous les arts, peinture, musique, architecture. Pour ma part, dans cette oeuvre que Proust mettra vingt ans à rédiger avec une santé de plus en plus fragile, j'y aurai vu, au terme d'une lecture-ascèse, tout autre chose qu'un roman qui camperait des personnages aussi forts et inoubliables que ceux de Hugo, de Zola ou de Balzac ; plutôt la peinture, dans une langue décidément sublime, de la société bourgeoise de l'entre deux siècles qui volera en éclat en 1914. Une longue et envoûtante méditation (2400 pages dans l'édition Quarto-Gallimard de 2019, 7408 pages en 4 tomes dans La Pléiade, édition 2019) sur le temps, la durée, la vie qui passe comme ombre. Lu, reclus, perclus. Et grandi.