Comment des chambres secrètes, des chambres disparues, se constituent-elles en demeures pour un passé inoubliable ? Où et comment le repos trouve-t-il des situations privilégiées ? Comment les refuges éphémères et les abris occasionnels reçoivent-ils parfois, de nos rêveries intimes, des valeurs qui n'ont aucune base objective ? (...) Avec l'image de la maison, nous tenons un véritable principe d'intégration psychologique. Psychologie descriptive, psychologie des profondeurs, psychanalyse et phénoménologie pourraient, avec la maison, constituer ce corps de doctrines que nous désignons sous le nom de topo-analyse. Examinée dans les horizons théoriques les plus divers, il semble que l'image de la maison devienne la topographie de notre être intime.

Maison, le sens de la hutte

(...) Non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont logés. Notre inconscient est logé. Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des maisons, des chambres, nous apprenons à demeurer en nous-mêmes. Les images de la maison marchent dans les deux sens : elles sont en nous autant que nous sommes en elles. (...) En effet, dans nos maisons mêmes, ne trouvons-nous pas des réduits et des coins où nous aimons nous blottir ? N'habite avec intensité que celui qui a su se blottir. Car la maison est notre coin du monde. Elle est notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l'acception du terme. Vue intimement, la plus humble demeure n'est-elle pas belle ?

(...) Ainsi la maison ne se vit pas seulement au jour le jour, sur le fil d'une histoire, dans le récit de notre histoire. Par les songes, les diverses demeures de notre vie se compénètrent et gardent les trésors des jours anciens. Quand, dans la nouvelle maison, reviennent les souvenirs des anciennes demeures, nous allons au pays de l'enfance immobile, immobile comme l'Immémorial. Nous vivons des fixations, des fixations de bonheur. Nous nous réconfortons en revivant des souvenirs de protection. Quelque chose de fermé doit garder les souvenirs en leur laissant leurs valeurs d'images. Les souvenirs du monde extérieur n'auront jamais la même tonalité que les souvenirs de la maison.

Le passé, le présent et l'avenir donnent à la maison des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent interfèrent, parfois s'opposant, parfois s'excitant l'un l'autre. La maison, dans la vie de l'homme, évince des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l'homme serait un être dispersé. Elle maintient l'homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l'être humain. Avant d'être jeté au monde comme le professent les métaphysiques rapides, l'homme est déposé dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos rêveries, la maison est un grand berceau. (...) La vie commence bien, elle commence enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison.

(...) Et tous les espaces de nos solitudes passées, les espaces où nous avons souffert de la solitude, joui de la solitude, désiré la solitude, compromis la solitude sont en nous ineffaçables. Et très précisément, l'être ne veut pas les effacer. Il sait d'instinct que ces espaces de sa solitude sont constitutifs. Même lorsque ces espaces sont à jamais rayés du présent, étrangers désormais à toutes les promesses d'avenir, même lorsqu'on n'a plus de grenier, même lorsqu'on a perdu la mansarde, il restera toujours qu'on a aimé un grenier, qu'on a vécu dans une mansarde. On y retourne dans les songes de la nuit. Ces réduits ont valeur de coquille.

Tous et toutes topophiles, ami.e.s des lieux

(...) La maison natale est une maison habitée. Les valeurs d'intimité s'y dispersent, elles se stabilisent mal, elles subissent des dialectiques. Que de récits d'enfance où l'on nous dirait que l'enfant, faute de chambre, s'en va bouder dans son coin ! Mais au delà des souvenirs, la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d'habitudes organiques. À vingt ans d'intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du premier escalier, nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l'être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. Les maisons successives où nous avons habité plus tard ont sans doute banalisé nos gestes.

(...) C'est sur le plan de la rêverie et non sur le plan des faits que l'enfance reste en nous vivante et poétiquement utile. Par cette enfance permanente, nous maintenons la poésie du passé. Quel privilège de profondeur il y a dans les rêveries de l'enfant ! Heureux l'enfant qui a possédé, vraiment possédé, ses solitudes ! Il est bon, il est sain qu'un enfant ait ses heures d'ennui, qu'il connaisse la dialectique du jeu exagéré et des ennuis sans cause, de l'ennui pur. (...) Ainsi, par-delà toutes les valeurs positives de protection, dans la maison natale s'établissent des valeurs de songe, dernières valeurs qui demeurent quand la maison n'est plus. Centres d'ennui, centres de solitude, centres de rêveries se groupent pour constituer la maison onirique plus durable que les souvenirs dispersés dans la maison natale.

Bachelard illustre son propos en s'inspirant de la littérature et de la poésie : Rilke (« Sais-tu que je suis effrayé, en ville, par ces ouragans nocturnes ? On dirait, n'est-ce pas, que dans leur fierté d'éléments, ils ne nous voient même pas. Tandis qu'une maison solitaire, à la campagne, ils la voient, ils la prennent dans leurs bras puissants et ainsi, l'endurcissent, et là-bas on voudrait être dehors, dans le jardin mugissant, et du moins on se tient à la fenêtre, et l'on approuve les vieux arbres encolérés qui s'agitent comme si l'esprit des prophètes était en eux »), Henri Bosco (« La maison luttait bravement. Elle se plaignit tout d'abord ; les pires souffles l'attaquèrent de tous les côtés à la fois, avec une haine distincte et de tels hurlements de rage que, par moments, je frissonnais de peur. Mais elle tint.»), Supervielle, Victor Hugo, etc.

Maison du bonheur, maison du malheur

Gaston Bachelard : La maison, plus encore que le paysage, est un état d'âme. Même reproduite dans son aspect extérieur, elle dit une intimité. Des psychologues ont étudié les dessins de maison faits par les enfants. On peut en faire le motif d'un test. Le test de la maison a même l'avantage d'être ouvert à la spontanéité, car beaucoup d'enfants dessinent spontanément en rêvant, le crayon à la main, une maison. D'ailleurs, dit Mme Balif, demander à l'enfant de dessiner la maison, c'est lui demander de révéler le rêve le plus profond où il veut abriter son bonheur ; s'il est heureux, il saura trouver la maison close et protégée, la maison solide et profondément enracinée. Elle est dessinée dans sa forme, mais presque toujours quelque trait désigne une force intime. Quand la maison est heureuse, la fumée s'amuse doucement au-dessus du toit. Si l'enfant est malheureux, la maison porte la trace des angoisses du dessinateur : maisons immobiles, maisons immobilisées, maisons-armoires, maisons froides, maisons-pièges des dessins d'enfants polonais ou juifs qui ont subi les sévices de l'occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale...

Comme le rappelle Thierry Paquot dans la revue "Topophile, l'ami.e des lieux", Bachelard a non seulement inventé la « topo-analyse » et la « topophilie ». Il prend le parti des lieux heureux et non des lieux hostiles, malheureux, délétères. Il nous invite successivement à visiter la maison onirique, à ouvrir le tiroir et l’armoire, à observer le nid, la coquille, les coins, à saisir à la fois la miniature et l’immensité, à penser « la dialectique du dehors et du dedans » et « la phénoménologie du rond ». En annexe, grâce au site québécois Classiques des sciences sociales, l'intégralité de La poétique de l'espace (édition 1961).

Pour aller plus loin

Revue Topophile, l'ami.e des lieux

Vigouroux F. (2011), L'âme des maisons, Fayard (1è édition PUF, 1996)