100 ans après, quelle orientation ? (CIO 89)
Par Jacques Vauloup le lundi 14 décembre 2020, 03:45 - Ex libris - Lien permanent
Avec La naissance de l'orientation professionnelle en France (1900-1940), l'historien Jérôme Martin documente les origines, il y a un siècle, de l'orientation professionnelle et du métier de conseiller d'orientation. Au croisement de l'histoire sociale, de l'histoire de l'éducation et de celle de la psychologie, il éclaire les conditions d'apparition de la question de l'orientation, ses bases idéologiques et scientifiques et la diversité des acteurs.
Comprendre comment s'est progressivement constitué le champ de l'orientation professionnelle
(en effet, elle ne devint scolaire
qu'avec l'explosion scolaire
des années 1960), tel est le but de l'ouvrage de Jérôme Martin. Pourquoi et comment la notion d'orientation a-t-elle été élaborée ? Quels acteurs en sont les inventeurs ? À quels problèmes sociaux ou scolaires prétend-elle répondre ? Comment est-elle mise en oeuvre, par l'usage de quelles techniques et par quels types de professionnels ? On y (re)découvre le rôle primordial de l'immédiat après Première guerre mondiale ainsi que celui des années 1930 avec les réformes de Jean Zay (1936-1938) et l'entrée de la pré-orientation à l'école.
L'orientation professionnelle a pour but de diriger un individu, le plus souvent un adolescent mais aussi un adulte, un chômeur, un mutilé, vers la profession dans laquelle il a le plus de chances de réussir, parce qu'elle répond le mieux à ses aptitudes psychologiques ou physiques
(Édouard Claparède, L'orientation professionnelle, ses problèmes et ses méthodes, BIT, 1922) (page 7). À la jonction d'une analyse psycho-physiologique de l'individu et d'une analyse des professions et du marché du travail se dessine dès après la Première guerre mondiale, en période de grave pénurie de main d'oeuvre suite à la saignée de la guerre, un ensemble de pratiques désigné par le terme orientation qui permettrait de guider, de conseiller un sujet avant de l'affecter à une fonction économique et sociale
(page 8).
De nombreux interlocuteurs impliqués
Il faut dire, et c'est l'un des mérites de l'ouvrage de Jérôme Martin de nous le rappeler, que la loi du 2 novembre 1892, reportant l'âge légal de l'obligation scolaire à 13 ans (12 ans avec certificat d'études) avait contribué à faire émerger progressivement la question de la transition entre l'école primaire et le marché du travail, et de l'intervention d'intermédiaires pour y contribuer : Ligue de l'enseignement, communes et associations professionnelles (loi du 14 mars 1904 obligeant les communes de plus de 10.000 habitants à créer un bureau de placement, essor des patronages laïques ou catholiques destinés aux apprentis), psycho-physiologistes de l'Université (premier congrès international de psychologie scientifique en 1889 à Paris, création de la Société française de psychologie en 1901 avec Théodule Ribot et Paul Janet).
Sur fond de psychologie expérimentale et d'éducation nouvelle, Jules Fontègne, l'un des ancêtres emblématiques de l'orientation professionnelle française, découvre dans l'immédiat après-guerre à Genève, autour de l'Institut Jean-Jacques Rousseau créé en 1912 par Édouard Claparède et Pierre Bovet, ce qui constituera les bases à partir desquelles Édouard Toulouse, Henri Piéron, Jean-Maurice Lahy, Henri Laugier, Hyppolyte Luc construiront l'orientation professionnelle à la française : la consultation d'orientation
(dès 1917), une science des aptitudes
naissante, le conseiller vocationnel
, le rôle de l'entretien
, le certificat psychologique d'aptitudes
, le cabinet d'orientation professionnelle
distinct du cabinet de placement. Bref tout, ou presque, est là en germe de ce qui se créera en France dans les années 1920-1940, et de ce qui subsistera jusque dans les années 1960 dans les pratiques des professionnels, et jusqu'à aujourd'hui dans l'imaginaire de nombre de personnes.
Il serait trop long dans ce billet de détailler les apports de cet ouvrage, reprenons seulement le mot synthétique de Jérôme Martin : Loin d'être cantonnée au monde ouvrier ou ravalée au rang de technique, l'orientation est conçue comme un instrument de réforme sociale poursuivant des objectifs économiques, sociaux et politiques
(page 62). Rappelons seulement quelques dates : inauguration de l'Institut national d'orientation professionnelle (1928) (actuellement INETOP à Paris), création de l'Association générale des orienteurs de France (1931) (actuellement APSYEN), création du Bureau universitaire de statistiques (1932) (qui a précédé l'ONISEP créé en 1970), expérience des éphémères Classes d'orientation sous le ministère Jean Zay (1937-1938), décret-loi du 24 mai 1938 (rédigé par Fontègne) rendant obligatoire le financement des Offices d'orientation professionnelle (actuellement Centres d'information et d'orientation) par l'État et les départements.
L'ouvrage de l'historien Jérôme Martin documente les quarante années de naissance et d'institutionnalisation de l'un des mouvements sociaux majeurs du XXè siècle, l'orientation. Il complète et actualise avec rigueur les études et articles antérieurs de Lautrey et Huteau (1978), Caroff (1987) et Danvers (1985, 1988) ainsi que le remarquable travail produit par le Groupe de recherches sur l'évolution de l'orientation scolaire et professionnelle (GREO). On regrettera toutefois la sécheresse de l'iconographie et la désincarnation des personnages-clés pour lesquels des vignettes biographiques et photographiques eussent agrémenté la lecture et complété ce travail foncier.
L'ouvrage appelle une double suite à écrire : la période 1945-1975, la période 1975-début des années 2000. En attendant, pour aujourd'hui et demain, quelle renaissance pour l'orientation scolaire et professionnelle ? Espérons que les débats d'idées et de stratégies reprendront la vigueur initiale qu'ils eurent, et qu'ils ont perdue, et que les initiatives publiques n'ont pas été enterrées aujourd'hui sous la pression du Marché et des officines privées mercantiles.
Index des cartes, graphiques et tableaux
Index des noms
Liste des abréviations
Index des sources : archives, périodiques, sources syndicales, presse, congrès
Bibliographie complète et ordonnée (18 pages)
Commentaires
Merci pour cette nouvelle recension du livre de Jérôme Martin. Un livre important pour l'histoire de l'orientation qui fait suite en effet à quelques autres, mais à remarquer que nous avons une nouvelle génération d'historiens de l'orientation qui apparaît. Lautrey et Huteau Caroff et Danvers sont des auteurs fondamentaux, mais ils sont de la "maison". Jérôme Martin comme Paul Lehner n'ont jamais été membre des services d'orientation. C'est là peut-être un signe d'émancipation de cette histoire.Un regard extérieur est bien nécessaire en la matière.
L'histoire de l'orientation est désormais bien recensée, et Jérôme Martin y apporte sa lecture indispensable. Mais les usages, pratiques et dispositifs le sont étonnamment beaucoup moins. On attendrait des initiatives en ce genre de la part des cadres intermédiaires de l'orientation, sans doute occupés à autre chose qu'à... l'orientation ! En outre, comme le montrait Jean Guichard au Mans le 23 septembre 2010, les dispositifs d'information et de conseil en orientation sont organisés selon deux idéaux-types : des services relevant de l'Etat, financés par lui, aux missions claires, avec des fonctionnaires, formés, contrôlés par un corps spécialisé ; des entreprises privées, financées par les clients prêts à verser des sommes parfois conséquentes pour un service précis, employant des personnels aux statuts de droit privé, et jugés sur leur capacité à développer une clientèle solvable.
Depuis le début des années 2000, et le constat s'aggrave régulièrement depuis 10 ans, on assiste au développement du deuxième modèle, qui est défendu par des lobbyistes puissants à Bruxelles pour lesquels cette forme d'organisation serait la plus efficace et la moins coûteuse.