La recherche-action questionne les postures et missions, les ambivalences et paradoxes des psychologues de l'éducation nationale (PsyEN) dans leur fonction d’interface, de tiers ou de fonction à contenir (Mellier, 2003, 2005). L'article pointe d'emblée la nécessité de soutenir les PsyEN dans une pratique qui (nous) semble encore peu reconnue quoique tout à fait indispensable et parfaitement ajustée à leur fonction : prendre soin du lien famille-institution scolaire. Avec Éve Goderniaux, psychologue de l'éducation nationale (EDO) et Yaelle Sibony-Malpertu, psychologue, psychothérapeute, la recherche-action pluriannuelle est engagée auprès de cinq collèges d’Île-de-France (75, 92, 93), afin de les accompagner à penser ces liens. Plusieurs dispositifs : entretiens, témoignages, groupes de réflexion, observations.

Au coeur des dilemmes professionnels

Depuis le décret du 1er février 2017, la création du corps unique de psychologues de l'éducation nationale (PsyEN) aura-t-elle été une opportunité pour repenser leur place et leur fonction ? Après le changement de gouvernement (juin 2015), les réformes menées ne nomment jamais directement les PsyEN, et, dans la plupart des cas, elles ne les envisagent guère comme de possibles ressources. Dans la loi de l’École de la confiance, il n’est pas fait mention de leur spécificité, hormis une proposition visant à les inclure dans un service dédié à la santé sous tutelle hiérarchique des médecins. Pourtant considéré comme partenaire dévoué à la tâche d'optimiser les relations École-parents et d'oeuvrer à la coéducation, le PsyEN se perçoit tantôt comme empêché de le faire dans de bonnes conditions, tantôt comme n’étant pas sollicité à sa juste compétence dans ce cadre d’exercice. La fermeture graduée des CIO depuis plusieurs années, nommée régulièrement au BOEN, est ressentie comme un effet-cliquet inexorable et plonge les équipes des CIO dans une grande inquiétude. De même, la fonction des PsyEN, garante de la reconnaissance de la subjectivité de l’élève et de sa vie psychique, semble dorénavant écartée au profit d’une logique adéquationniste dont la force coercitive viendrait s’immiscer dans les projets d’orientation des élèves.

Les praticiennes-chercheuses descendent au coeur des dilemmes professionnels : comment expliquer que les PsyEN du premier degré ne rencontrent pas les enfants mineurs sans avoir pris contact préalablement avec leurs parents alors que les PsyEN du second degré peuvent rencontrer un élève mineur suite à la prise de rendez-vous d’un enseignant, d’un conseiller principal d’éducation ou de l’élève lui-même, sans en avoir informé les parents ? L'Éducation nationale disposerait-elle de deux éthiques professionnelles, de deux déontologies professionnelles différentes pour le corps unique de PsyEN ? Le problème de la demande est récurrent dans tous les métiers de la psychologie ; il prend des formes bien différentes à l'Education nationale, selon le contexte. Pour les autrices, la centration des PsyEN sur l'élève plutôt que sur l'adolescent dans son entièreté est un leurre. Elles formulent l’hypothèse heuristique, à vérifier dans leurs travaux ultérieurs, que cela décentre le PsyEN de sa fonction fondamentale de tiers, d'inter-venant, c’est-à-dire celui qui peut venir entre, pour séparer autant que pour réunir. Comment les élèves, les familles, mais aussi les autres professionnels de l'éducation nationale perçoivent-ils aujourd’hui le PsyEN pour lequel, ignorant la part psychologique pourtant indissociable de cette question, l’accent était davantage mis antérieurement sur son rôle d’accompagnement à l’orientation plutôt que sur ses compétences en psychologie ?

Quel place pour le travail institutionnel ?

Les groupes de prévention du décrochage scolaire (GPDS) et les cellules de veille n’accueillent que rarement parents et enseignants ; les conseils d’école (premier degré) et les conseils de classe (second degré) sont désertés par les PsyEN ; les conseils de discipline consultent rarement les membres du pôle médico-social et les PsyEN de l’établissement. Derrière les mots de façade sur la coéducation à construire, la coopération nécessaire, le renforcement des liens famille-école, comment se fait-il qu'à la fois les PsyEN n'y soient pas conviés et, ce qui est aussi essentiel, qu'ils ne demandent pas non plus à y assister (auto-exclusion) ? Rarement, dans l'enquête, tel.l.e ou tel.l.e PsyEN, témoignage vécu à la clé, affirme l’importance de sa présence dans ces instances de régulation collective. Pourquoi cette auto-exclusion ? Pourquoi cet impensé ? Pourquoi ne pas chercher à y jouer un rôle de modération, de nuancement, de facilitation de la parole de chacun, de détoxification des situations et des ressentis ?

L’utilisation des notions de secret professionnel (Ndlr : invalide juridiquement du côté des PsyEN) et de secret partagé ne sert-elle pas de modalité défensive des PsyEN qui pourraient pourtant soutenir une place et une parole préservant à la fois la confidentialité et la circulation des informations ? Selon les autrices, le grand nombre d’intervenants dans ces instances accentue-t-il la crainte d’une divulgation de l’intime ? Ou bien cela relève-t-il d’une sorte d’érotisation de la parole des PsyEN, détenteurs de secrets, de vérités ? Ces pôles de fantasmatisation autour de la place des PsyEN dans les instances de discussion ouvertes aux autres professionnels (en particulier les enseignants) révèlent les pactes dénégatifs (Kaës, 2014) de l’exclusion. Ces mouvements, et les fantasmes qui les organisent, doivent pouvoir faire place à l’élaboration de ce qui est tenu à l’écart : la vie psychique, l’intime, la souffrance… De par sa formation et sa fonction, l’aisance d’un PsyEN à soustraire sa parole au risque de fétichisation et donc de déformation, au sein d’une équipe éducative, dépend en partie de sa personnalité.

Les PsyEN en viennent donc parfois à s’exclure de certains échanges pour garder leur indépendance, et peut-être aussi, dans certains cas, par crainte ou réticence à aborder la dimension psychologique de leur métier. Pourquoi ? Cette indépendance est un enjeu souvent évoqué dans la recherche-action lorsque l’hypothèse d’une affiliation des PsyEN aux établissements scolaires émerge dans les conversations.

Une PsyEN, lors d'un entretien avec les enquêtrices : Le rôle du PsyEN, de par sa position interne/externe à l’établissement, apparaît indispensable. Il crée du lien entre enfants, adolescents et adultes, entre familles et institution, entre équipes pédagogiques et partenaires externes, afin de maintenir un équilibre, une juste compréhension des attentes des uns envers les autres. Il lui revient donc d’être présent, autant que possible, lors des temps de rencontre existants.

Externaliser la psychologie : une fausse bonne solution

Des psychologues aux formations et aux orientations épistémologiques différentes sont amené.e.s à travailler ensemble au sein des CIO, et à former des équipes qui se révèlent plutôt unies et solidaires, tant que les liens sont préservés et animés par la créativité. Le croisement de leurs approches variées présente sans doute un avantage pour les psychologues, qui peuvent se soutenir dans leur complémentarité pour penser ensemble la complexité des situations. Certaines PsyEN ont pu évoquer combien elles s’arriment psychiquement à ce collectif positivement investi lorsqu’elles se rendent dans les établissements. Cependant, la solitude reste leur lot quotidien ; elle signe leur vulnérabilité, en même temps que l’exigence de polyvalence qui leur est faite. Professionnel ressource en matière de procédures d’orientation et d’affectation, le PsyEN doit également apporter, selon l'arrêté du 26 avril 2017 fixant le référentiel de leurs connaissances et de leurs connaissances, « une expertise approfondie des processus psychiques impliqués dans le développement personnel et les apprentissages des jeunes, dans leur accès à l’autonomie, à la culture et à la qualification ».

Les autrices s'interrogent sur les incidences, chez les anciens conseillers d’orientation-psychologues, du changement d’intitulé de leur profession, et notamment du passage en première position du terme de psychologue (de COP à PsyEN). D’expert en questions d’orientation, il devient expert de la psychologie, et doit pouvoir répondre à la pluralité des demandes. Être expert de l’orientation, des procédures, des circulaires, des formations, n’est pas chose aisée, mais ouvre la possibilité de parfaitement connaître son sujet et d’être reconnu par l’ensemble de la communauté éducative. Être expert des questions psychiques, du développement de l’enfant et de l’adolescent, des dynamiques intersubjectives, institutionnelles, des théories de l’orientation, de la motivation et des apprentissages…, recouvre des champs de connaissances et de compétences bien plus larges. De ce fait, les PsyEN (Ndlr : ou certains chefs d'établissement) peuvent parfois ressentir le besoin de solliciter des professionnels extérieurs, pensés probablement comme plus légitimes, afin d’évoquer certains sujets avec les familles ou les élèves.

Une PsyEN rapporte une situation qui fait violence à une de ses collègues exerçant dans un collège : une psychologue en libéral devait être recrutée afin de recevoir les élèves au sein du collège. Cette psychologue, qui se présente comme systémicienne, est par ailleurs déjà embauchée dans des établissements scolaires de la région. Elle reçoit les élèves seuls, quatre fois maximum, avant de les orienter vers l’extérieur. En cela, sa pratique ne diffère pas de celle de la PsyEN de l’établissement qui se sent mise au ban. Les autrices de la recherche-action proposent l’hypothèse que, dans cette situation, la place interne à l’institution se trouve contournée.

Finalement, une question reste en suspens : que souhaite-t-on maintenir en dehors ? La vie psychique ? L’intime ? La souffrance ? Le conflit ?

Cet article est à relier, rappelons-le, à l'ensemble du numéro de Connexions n°113, 2020-1, consacré à la posture et au rôle institutionnels des psychologues et, particulièrement, à la facilitation des liens famille-institution. Il explore les paradoxes inhérents aux missions des PsyEN, relativement, entre autres, à leur place de tiers. Paradoxe suprême : le PsyEN semble parfois contraint de s’exclure pour mieux se trouver aux limites et remplir sa mission d’interface, d'entre-deux, d'intermédiaire entre la famille et l’école, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les problématiques psychiques et les questions d’orientation et d’apprentissage, entre la psychologie et la pédagogie. Situation inconfortable et difficile à vivre des professionnels de l’écoute et du lien intersubjectif. Winnicott (1971) nous a enseigné que, pour pouvoir sortir avec créativité du paradoxe, il faut supporter de se trouver aux limites, et il semble que la question de la limite soit au cœur de l’activité des PsyEN. Entre dedans et dehors, entre entretien unique et suivi psychothérapeutique, entre psychologie cognitive, interculturelle, sociale, clinique, de l’éducation, de l’orientation ou du développement. Mais de quels lieux, de quels espaces intermédiaires les PsyEN peuvent-ils s'exprimer et prendre en charge, défendre la subjectivité, tant les CIO et les RASED, lieux tangibles de l’exercice des PsyEN, se trouvent, depuis plusieurs années, fragilisés, diminués, et peut-être même condamnés, voués à mourir à petit feu ? Et que leur inclusion dans les écoles, les collèges et les lycées ne dépasse pas, dans le meilleur des cas, faute de moyens, 1 journée par semaine ? Un article passionnant, heuristique, rare, et fort utile aux PsyEN. Gageons qu'il ouvrira des débats professionnels féconds et indispensables. Je souhaite les développements les plus riches à cette belle recherche-action qui met en exergue les débats professionnels internes aux métiers de la psychologie et le travail des psychologues dans une institution qui peine à reconnaître leur spécificité et leur unicité.

Pour aller plus loin

Sommaire complet de la revue Connexions n°113, érès, 2020-1 : Les psychologues dans les institutions d'aujourd'hui

Néo-psy, entrer dans le métier, par Jacques Vauloup. Billet publié le 24 janvier 2019.