Le récit commence par un trek en Laponie. Leurs compagnons de route ayant tous abandonné à cause d'une météo très éprouvante, Lisa, Awa et Eugénie persévèrent, économisent ­leurs forces,­ tiennent bon et nouent des liens d’amitié. Avant de nous projeter dans un futur proche d’où les hommes auraient complètement disparu, la narratrice, Lisa, décrit le monde contemporain où elle évolue. Car «la disparition progressive des hommes a découlé d’un long processus invisible». Il y avait pourtant des signes avant-coureurs.

Bientôt nous ne nous souviendrons que vaguement des hommes et nous les reconstruirons à partir de souvenirs ou d’images qui sont en train de vampiriser le réel et de créer le mythe du mâle, bien éloigné sans doute de sa réalité concrète. Nous nous appuierons sur des métaphores et des représentations. Nous nous heurterons à ces images, à la fois leurres et palliatifs des hommes, objets de fantasmes. Intouchables. Désormais sans eux, comme naguère nous étions sans dieux, nous ferons d’eux notre légende originelle.

Les mythologies de Lisa, Chronique 1, À l'origine (Extraits, pages 122-124)

Écrire une première chronique n'est jamais chose facile. Écrire une première chronique dans le premier numéro de la première revue post-mutation devient une tâche, par sa solennité et les attentes qu'elle suscite, intimidante et angoissante. À l'origine, je n'ai pas de légitimité académique pour parler des changements qui sont advenus : je ne suis ni anthropologue, ni généticienne, ni épidémiologiste, ni sociologue, ni historienne, ni écrivaine, ni psychologue, ni informaticienne, ni biologiste ou que sais-je encore. Je ne suis pas particulièrement nostalgique, ni conservatrice : l'avenir et la nouveauté ne m'effraient pas, au contraire. Je ne suis pas non plus bienveillante ni altruiste même si ma capacité d'empathie est très développée et que je suis plutôt réceptive aux discours éthiques et comportementaux. j'ai conscience de la nécessité de prendre soin de mon semblable et de veiller sur lui, mais ce sont ma raison et mon sens des responsabilités, tout autant qu'un élan du coeur, qui m'y invitent. Je n'ai même jamais fait de bénévolat et je ne m'épanouis pas forcément en offrant mon temps aux autres et à ceux que je ne connais pas. Ce n'est donc pas par misérabilisme que je parlerai aussi des hommes dans cette chronique.

Je suis une femme, qui a traversé tout comme vous la révolution anthropologique de cette dernière décennie. Et je suis une femme qui a décidé de se souvenir. Dès le début. Avec rigueur et méthode. Une femme qui a su résister à l'indifférence sans recourir à des actions ou réactions extrêmes. Une femme qui a expérimenté le désarroi, mais qui l'a surmonté avec plus de facilité qu'elle ne le croyait. Une femme qui a consciencieusement guetté les symptômes, gardé les traces, recueilli les paroles et compilé les images. A l'origine, il y avait des hommes et des femmes, désormais il y a des êtres humains qui vivent et se reproduisent. Mais on pourrait dire aussi : à l'origine, il y avait des êtres humains qui évoluaient, aujourd'hui il y a toujours des êtres humains qui évoluent. À l'origine, il y avait Philippe, Dante, François, Camille, Léonard, Paul, Ulysse, Antoine, Noah... Tous ces hommes de mon entourage qui portent peut-être les mêmes prénoms que ceux qui étaient vos pères, vos frères, vos amis, vos amants. Des hommes doux et aimants avec qui nous vivions en bonne entente. Mais à l'origine, nous étions aussi à l'écoute, présentes et désireuses de vivre en toute légitimité. Nous étions peut-être déjà sans eux : il suffit de considérer les siècles passés, qui compartimentaient nos vies. Notre intimité, dense et profonde, nous l'avons essentiellement confiée à des femmes, par la force des choses : nous n'avions accès ni à l'espace des hommes, ni à la parole publique.

Nous étions sans eux. C'est cette continuité que je souhaiterais mettre en lumière dans mes chroniques, à travers des réflexions diverses, des portraits, des analyses et des commentaires de l'actualité. Ce moment de parole que j'inaugure a pour vocation de nous interroger, de nous aider à prendre du recul, de faire la place à toutes, à celles qui se sentent femmes depuis toujours, celles qui le ressentent depuis peu, celles qui ne sentent plus femmes désormais, celles qui viennent de le devenir ou d'y renoncer d'une façon ou d'une autre, à ces êtres équivoques qui sont restés en vie, à toutes celles qui forment désormais notre humanité.

Les trois amies trentenaires Awa, Eugénie et Lisa, doivent faire face à la disparition progressive des hommes. Les femmes gèrent seules, elles occupent toutes les fonctions et se chargent elles-mêmes de la perpétuation de l'espèce. Le récit alterne entre le point de vue de Lisa, la narratrice, et les chroniques qu’elle écrit dans un magazine. Une écriture dense, fluide, haletante jusqu'au bout. Certes, le lecteur (s'il en reste un), la lectrice ne trouveront pas d'explications quant à la disparition des hommes (on aura tellement parlé d'eux dans le monde d'avant, ils ont disparu, alors autant les oublier...), mais on pourra surtout regretter une description quasi désincarnée des personnages féminins. Nonobstant, une fiction qui fait réfléchir et appelle d'autres prolongements scripturaux.