Fermer ses écrans, respirer
Par Jacques Vauloup le lundi 4 janvier 2021, 04:35 - Allo j'écoute... - Lien permanent
J'ai grandi, plutôt heureux ma foi, dans les années 50-60, années silence à table (les enfants), années sans écran où l'unique soirée hebdomadaire (courte) TV à l'internat seulement à partir de la seconde faisait l'objet d'une discussion préalable de groupe et d'une validation ex ante par les autorités,
des années où le téléphone était payant dès la première seconde ce qui limitait drastiquement le bavardage futile et l'épandage des intimités, des années sans play station, des années sans la captation constante de l'esprit des enfants par des dessins animés
et surtout par la pub insidieuse qui en fait des consommateurs exigeants et des prescripteurs tyranniques dès leur plus jeune âge,
des années où les adultes lisaient un journal papier qui resservait ensuite à enrouler la brique brûlante qu'on ressortait du four pour réchauffer sans se brûler le fond du lit avant d'aller se coucher les soirs d'hiver,
des années sans télé à la maison, mais des années avec radio (Ah ! le mano a mano entre Anquetil et Poulidor dans la montée du Puy-de-Dôme dans le Tour 1964 finalement remporté par le premier pour une poignée de secondes, mon oreille pro-Anquetil collée à un bout du transistor et celle de mon frère pro-Poupou à l'autre bout...), des années où l'on ne tweetait pas à tout bout de champ pour dire n'importe quoi, des années où l'on ne bipait pas à tout bout de champ son meilleur copain ou sa petite copine pour lui demander téou ?
des années où on ne se faisait pas écraser dans la rue par un automobiliste incapable de reconnaître les points cardinaux et de s'orienter dans un espace hors de son GPS sur lequel son regard reste rivé désormais, des années où piéton et cycliste ne se faisaient pas écraser par un automobiliste téléphonant à son meilleur ami pour lui raconter ce qu'il avait mangé il y a 2 mois au resto du temps ancien où les restos étaient ouverts,
des années où l'enfance et l'adolescence étaient des périodes de forte contrainte certes mais aussi de grande liberté, des années d'ennui et de rêverie, de flânerie, de méditation, et donc des années et des journées et des semaines et des mois propices à de longues lectures silencieuses fondatrices.
Des années sans écran, oui, sans aucun écran !
Au secours ! Les écrans nous ont envahis !
Et si du moins c'était pour le meilleur !
Comment résister au flot ininterrompu des images, du Netbusiness de Netflix, du tout-à-l'égo des selfies, des messages personnels débités à toute heure, de l'info-spaghetti qu'il-ne-faut-surtout-pas-manquer-même-la-nuit-car-vois-tu-peut-être-mon-chanteur-préféré-va-mourir-cette-nuit, peut-être-le-gouvernement-va-t-il-une-nouvelle-fois-pendant-que-je-dors-changer-sa-stratégie-gouvernementale-de-vaccination-contre-le-covid-et-je-veux-le-savoir-tout-de-suite-tout-de-suite-tu-m'entends ?
Comment supporter longtemps encore que le moindre acte banal de la vie quotidienne soit jugé, jaugé, évalué, soupesé, contrôlé par des like
ou unlike
et par un jeu dangereux d'étoiles de 1 à 5, transformant toute transaction, toute action, toute curiosité, toute banale recherche d'information et donc tout l'Internet en une vaste et puissante société de contrôle librement consenti ?
En résumé, je ne nie aucunement l'intérêt des écrans quand ils apportent une information étayée, argumentée, documentée et non le fatras informe voire nauséeux des fake news
à la pelle ou le point de vue du dernier qui parle et qui a forcément raison puisque c'est le dernier qui a parlé ; je connais la force des créations artistiques et j'attends avec impatience la réouverture des salles de cinéma, des théâtres et des musées ; j'ai constaté aussi la grande utilité des réseaux sociaux bien employés pour renforcer ou seulement assurer le lien familial en temps de confinement ; j'ai vu leur force et leur efficacité dans de profonds mouvements sociaux (gilets jaunes, Me Too, Black Live Matters, etc.). Ce billet, vous l'aurez compris, un coup de gueule contre la société tout écran, contre l'écran-dépendance, contre la pseudo-urgence dictatoriale, contre le manque d'attention généralisé, contre la dispersion, contre le bruit pour le bruit, contre l'encombrement de la pensée, contre l'aliénation des images déversées, contre la soumission librement consentie à l'air du temps, contre la société de surveillance qui croît inexorablement, à l'insu du plein gré des internautes occasionnels, réguliers ou compulsifs. Savoir fermer ses écrans, faire silence et... (ré)apprendre à écouter.
Ce billet a été modifié le 5 janvier puis le 11 janvier 2021
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