Est prévu, en effet, un questionnaire destiné aux enfants à l'entrée en maternelle, justifié par la DEPP par le fait que, l'âge initial de la scolarité obligatoire étant désormais fixé à 3 ans, il faut bien, n'est-ce pas, constituer des panels d'études statistiques et constituer des cohortes. Ah bon ? Cela ne vous rappelle rien, ce langage ? Cela sent la mobilisation des troupes en vue d'une prochaine campagne de communication mini-stérielle... (En l'occurrence, la DEPP ne qualifie pas familièrement l'actuelle compagne d'un célèbre acteur américain, mais la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance au ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports).

Et qu'allons-nous interroger grâce au zèle ad-mini-stratif, à la bonne volonté, à la sagacité observante et au sens de leurs obligations maintes fois manifestés par les professeures des écoles (les femmes représentent 85% des effectifs des professeures des écoles) ? Le comportement d'enfants de tout juste trois ans à peine extraits de leur famille, de la crèche ou de leur assistante maternelle...

Ficher les enfants dès 3 ans

Et qu'allons-nous demander aux professeures des écoles déjà submergées par les prescriptions et injonctions permanentes de leur ad-mini-stration ? D'observer le comportement des enfants via une grille d'observation élève. L'enseignante y cochera des cases pour dire si l'enfant se comporte ainsi souvent, parfois ou jamais comme ceci ou comme cela. Le livret est nominatif et les données vont suivre l'élève jusqu'à sa sortie de l'éducation nationale, soit une bonne quinzaine d'années plus tard. Si ce plan stratégique inoui digne de la préparation de la Guerre des Gaules se mettait en place, il devrait être proposé par la DEPP de janvier à mars à 35 000 élèves de 1700 classes de petite section de maternelle (3-4 ans).

On a quelques exemples de questions, captées subrepticement par François Jarraud du Café pédagogique : Quitte l'activité avant de l'avoir achevée (bigre c'est grave docteur), Est contrarié.e si les plans sont changés (enfin, voyons, même un adulte ne le serait pas), A facilement les larmes aux yeux (contrôlez vos émotions quand même, pas de sentimentalisme dépassé à 36 mois), Est facilement distrait.e par tout ce qui se passe autour (quand je vous dis de vous concentrer sur votre travail, il faudrait en tenir compte, sinon), etc. On pourrait imaginer qu'une telle grille comportementale fût de quelque intérêt dans le cadre d'un entretien contradictoire mené entre adultes par exemple lors de l'entretien annuel d'évaluation professionnelle. Mais dans le cas d'un enfant de trois ans, à quoi rime cette police psychoaffective ? De quel biopouvoir (Foucault, 1976) est-elle le nom ? De quelle volonté de flicage des esprits et de repérage des contrevenants à l'ordre public ? Tremblez, graines de futurs délinquants...

Pygmalion et Galatée ne font qu'un

La professeure de français, professeure d'École normale et militante pédagogique infatigable de 89 ans poursuit : On sait que l'on reconnaît, quand on observe, d'abord et surtout ce qu'on s'attendait à voir. (...) Que se passe-t-il alors quand il s'agit d'enfants dont on a à obtenir qu'ils veuillent bien apprendre ce qu'on leur enseigne ?

Elle revient fort opportunément sur "l'effet Pygmalion" ou "effet d'attente" ou "effet prédictif" décrit par Rosenthal et Jacobson, chercheurs en psychologie sociale, à la fin des années 60. Dans une tâche prescrite, les élèves désignés comme « prometteurs » progressent de façon beaucoup plus nette que les autres, et ils sont perçus comme plus performants et plus agréables que les autres. Les savoirs a priori qu'un enseignant a sur ses élèves ont une action sur leurs résultats. Quand cette perception est négative, elle apparaît réellement dangereuse, car faite d'éléments subjectifs liés aux représentations personnelles du professeur : genre, réputation, tenue vestimentaire, milieu social, ethnie...

Attentes fortes vis-à-vis de certains, faibles vis-à-vis des autres. Et les enfants de trois ans ont tendance à se conformer aux expectations des adultes. Avec la verve et le militantisme intacts qui la caractérisent depuis des décennies, Evelyne Charmeux nous rappelle l'extrême dangerosité des attentes négatives d'un adulte sur un enfant, surtout très jeune. Et le risque d'étiquetage des tout petits. Et elle redit une fois de plus, comme l'ont montré depuis un siècle les militantes et militants de l'Education nouvelle et les psychopédagogues (les parents le savent aussi très bien), que le simple fait d'avoir des attentes positives sur un élève, un enfant, un adolescent ne présente que des avantages. Pariez sur la positivité de chaque être humain, et il fera le mieux qu'il pourra ! Et parfois même, bien au-delà des observations, des évaluations, des pronostics ou des perspectives qu'on aura pu formuler à son endroit. Alors, autant commencer à 3 ans, non ? Oui, il est temps de supprimer ab ovo ce questionnaire abject.

Pour aller plus loin [ Défendons la maternelle, tribune de 18 organisations, syndicats, associations, etc. Libération, 9 février 2021|https://www.snuipp.fr/actualites/posts/defendons-la-maternelle||Défendons-la-maternelle-Tribune-Libé-9-février-2021]

Ne ne les laissons pas abîmer l'école maternelle, par Marc Bablet, IA-IPR retraité, spécialiste de l'éducation prioritaire

Ce mot a été modifié le 6 février puis le 12 février 2021