Cette inquiétante étrangeté
Par Jacques Vauloup le jeudi 1 mai 2025, 04:23 - Anthroposcènes - Lien permanent
Dans Le grand dérangement (2021), le talentueux écrivain bengalais Amitav Ghosh raconte plusieurs événements
étranges
et inquiétants
auxquels il a assisté, notamment une tornade à Calcutta à laquelle il réchappa miraculeusement. Devant la répétition et l'accélération de ces événements, un malaise nous gagne.
» Ce que j'essaie de suggérer est peut-être mieux exprimé par une locution différente qui revient souvent dans les traductions de Freud (The Uncanny, 1919, traduit en français par L'inquiétante étrangeté) et de Heidegger (Existence and Being, 1949. Heidegger utilise le mot grec deinon qu'il traduit par unheimlich ou inquiétant). (page 41)
» Ce n'est pas par coïncidence que la locution étrangement inquiétant
est de plus en plus utilisée pour parler du changement climatique. Aucun autre mot n'exprime mieux l'étrangeté de ce qui se déploie autour de nous. Car ces changements ne sont pas seulement étranges au sens d'inconnu ou d'étranger ; leur inquiétante étrangeté réside précisément dans ces rencontres où nous reconnaissons quelque chose dont nous étions détournés : la présence et la proximité d'interlocuteurs non humains. (page 42)
» Mais désormais nos regards semblent à nouveau se tourner vers eux ; les événements étrangement inquiétants et improbables qui frappent à nos portes provoquent un sentiment de reconnaissance, une prise de conscience que les humains n'ont jamais été seuls, qu'ils ont toujours été entourés d'êtres de toutes sortes qui partagent ces capacités que nous avons d'abord pensé être notre seul apanage : la volonté, la pensée et la conscience. (page 42)
(...)
» Que se passerait-il si une tempête de catégorie 4 ou 5, avec des vents allant à 240 kilomètres par heure voire plus, heurtait frontalement Mumbai (Bombay), la deuxième plus grande métropole du monde, 20 millions d'habitants ? Un événement exceptionnel pourrait engendrer des conséquences catastrophiques.
L'auteur cite évacuations massives, transports paralysés, risque de catastrophe nucléaire...
Source : Amitav Ghosh, Le grand dérangement, Wildproject, 2021, page 57 ●
Pour la première fois, un pape, Francesco (François) (1936-2025) a produit une encyclique à résonance mondiale sur une des questions les plus aiguës pour le monde entier : Laudato si’ (« Loué sois-tu ») (2015). Sous-titrée « Sur la sauvegarde de la maison commune », elle a érigé son auteur en pape écolo
et ardent défenseur de la « maison commune ». Il y développe une vision politique, écologique, sociale et bien entendu religieuse. Il prône la sobriété au monde des riches et une écologie intégrale à tous. Extraits.
13. Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral. (...)
14. J’adresse une invitation urgente à un nouveau dialogue sur la façon dont nous construisons l’avenir de la planète. Nous avons besoin d’une conversion qui nous unisse tous, parce que le défi environnemental que nous vivons, et ses racines humaines, nous concernent et nous touchent tous. (...)
23. Le climat est un bien commun, de tous et pour tous. Au niveau global, c’est un système complexe en relation avec beaucoup de conditions essentielles pour la vie humaine. (...)
26. Beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes, en essayant seulement de réduire certains impacts négatifs du changement climatique. (...)
30. Ce monde a une grave dette sociale envers les pauvres qui n’ont pas accès à l’eau potable, parce que c’est leur nier le droit à la vie, enraciné dans leur dignité inaliénable. (...)
54. La faiblesse de la réaction politique internationale est frappante. La soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des sommets mondiaux sur l’environnement. (...)
156. L’écologie intégrale est inséparable de la notion de bien commun, un principe qui joue un rôle central et unificateur dans l’éthique sociale. C’est « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée ».
160. Quel genre de monde voulons-nous laisser à ceux qui nous succèdent, aux enfants qui grandissent ? (...)
203. Étant donné que le marché tend à créer un mécanisme consumériste compulsif pour placer ses produits, les personnes finissent par être submergées, dans une spirale d’achats et de dépenses inutiles. (...)
204. La situation actuelle du monde « engendre un sentiment de précarité et d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif ». Quand les personnes deviennent autoréférentielles et s’isolent dans leur propre conscience, elles accroissent leur voracité. (...)
206. Un changement dans les styles de vie pourrait réussir à exercer une pression saine sur ceux qui détiennent le pouvoir politique, économique et social.(...)
223. La sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachant jouir des choses les plus simples. (...)
Source : Pape François, Laudato si', encyclique, Vatican, mai 2015 (disponible en ligne) ●■
Dans Un visage appuyé contre le monde (2025), la poétesse québécoise Hélène Dorion, une sensibilité aux choses frêles et aux mondes fragiles, entre évocations de disparition et de manque et possibles ouvertures d'espaces et de chemins de traverses. Extraits.
» Par quel chemin entrons-nous dans le désastre / à travers celui d'un arbre / érodé par la pluie, ébranlé par une secousse / de la terre qui ne peut pas fuir / nos cruautés, ce visage humain / débarrassé de lui-même
» par quel chemin les fleuves, l'herbe, l'oiseau / que nous sommes / ont-ils cessé de veiller sur eux-mêmes
» je ne sais pas encore
» qui était et n'est plus / derrière nos regards / qui nous sauvait / de nous-mêmes et ne nous sauve plus.
(...)
» Tout ce silence dans mes mains / pendant que brûle la Terre / et que le peu de vérité rassemblé / s'enfonce soudain, bu par l'autre planète.
» Nous n'avons su inventer/ qu'un semblant de vie. / L'ombre de nos pas est emportée / avec le jour, tout va / sans jamais être venu.
» Et mon silence, seul / demeure encore / dressé devant moi.
Source : Hélène Dorion, Un visage appuyé contre le monde, Poésie/Gallimard, 2025 ●■■