Apprendre, pour soi et ensemble
Par Jacques Vauloup le mercredi 26 février 2025, 05:48 - S'éduquer - Se former - Lien permanent
Après Récréations (1992), la réalisatrice Claire Simon rentre en classe. Dans Apprendre (janvier 2025), au plus près des apprentissages, elle chronique, d'un regard ethnologique et empathique, sans discours, la vie quotidienne des classes de l'école Anton Makarenko (Ivry-sur-Seine). Tonique. Analeptique. Unique.
C'est une école publique située en Réseau d'éducation prioritaire (REP), autrement dit qui accueille des enfants des quartiers les moins favorisés. Rien à voir avec les écoles privées sous contrat, pourtant financées par l'impôt pour les trois-quarts de leur budget, habilitées à entretenir la sécession scolaire en accueillant les enfants des classes favorisées ou ceux des classes moyennes
souhaitant éviter pour leurs enfants toute mixité sociale ou ethnique.
Les enfants du monde, des communautés africaines, asiatiques, du Moyen-Orient, d'Europe de l'Est, mais aussi les plus pauvres des enfants de Français ont rendez-vous sur la cour de récréation. Au fil des aléas de leur arrivée sur le territoire, ils intègrent l'école parfois en cours d'année, parfois à la rentrée de septembre. Dans le film, Bertrand Quinet, directeur de l'école, accompagne par la main Amadou, un enfant africain intimidé, pour le présenter à sa maîtresse et à sa classe. L'école publique Anton Makarenko accueille aussi des enfants en situation de handicap.
Rappel utile : en France, par l'entremise des directions académiques, l'éducation nationale est tenue de scolariser tout enfant soumis à l'obligation scolaire (entre 3 et 16 ans) et ce, quels que soient son origine ethnique, sa nationalité, sa scolarité antérieure, sa connaissance de la langue française, sa situation familiale, économique ou sociale (certains enfants dorment dans des squats ou à la rue). L'enseignement privé sous contrat, pourtant financé par l'impôt pour les trois-quarts de son budget, n'est pas étonnamment assujetti à la même contrainte.
Autant le dire d'emblée, la réalisatrice a su se faire oublier : la caméra entre véritablement dans les situations, sans forcer le trait ni la démonstration, ni la théâtralisation. On assiste à des séances d'apprentissage de la langue, de mathématiques, à la chorale, à un cours d'éducation physique et sportive, à la fête de l'école, à des jeux spontanés en cours de récréation, à des entretiens dans le bureau du directeur, à des séquences de médiation par les pairs.
Mais aussi à un débat animé et de haut vol sur les religions et la laïcité. Et même à un atelier musical où l'orchestre de l'école a invité celui de l'école Sévigné, située à Paris dans un milieu social bien plus favorisé (volonté d'ouvrir ces enfants des banlieues à des habitus culturels divers ; la marche est bien haute cependant).
Chaque jour, à chaque séquence, pour chaque enfant, le professeur/la professeure manifeste une présence, une implication, un engagement qui font l'admiration du spectateur. Quant aux compétences des professeur.e.s, combien d'entre nous serions-nous en capacité de passer sans déraper de l'apprentissage de la table de la multiplication à une expérience de physique, de l'apprentissage de la lecture à une course de relais ? Et surtout, comment diversifier le regard, l'écoute, la réponse, l'exercice en fonction de chaque élève quand un groupe-classe est constitué de 20-25 enfants ?
À la fois sécuriser les enfants pendant le temps de l'école avant de les renvoyer chez eux, là où certains ne rencontreront pas des conditions aussi favorables pour apprendre, et pousser chacun d'entre eux, chacune d'entre elles à réfléchir individuellement et par petits groupes. Qu'ils arrivent à se rendre compte par eux-mêmes de la chance qu'ils ont de pouvoir apprendre en sécurité. Qu'ils comprennent que le savoir est une porte ouverte, certes exigeante mais indispensable, vers la liberté, vers leur liberté. Et c'est gagné !
Face à l'école-bashing dont sont friands les pisse-copie et certains auteurs à succès mais aussi, parmi les médias, ceux qui, systématiquement, dénigrent les services publics, et donc l'éducation nationale publique, le film-documentaire de Claire Simon nous fait voir la réalité des classes et des écoles parmi celles que l'on qualifie par euphémisme de populaires
, difficiles
ou mixtes
.
Oui, tout enfant peut apprendre dès lors qu'il est accueilli, mis en confiance, guidé par un adulte compétent qui sache capter son attention ! Oui, un.e professeur.e, y compris en réseau d'éducation prioritaire (REP), peut avoir la niaque
, croire en ce qu'il fait, en ce qu'elle fait ! Et même bien au-delà des obligations de service, comme on le voit à l'envi dans le film. Les enseignants savent que leur influence, bonne ou mauvaise, peut marquer une vie. Ils en gardent une conscience aiguë, bien perceptible dans le film de Claire Simon, de leur rôle et de leur responsabilité.
Et si le ministère de l'éducation nationale faisait, lui aussi, confiance aux professeurs ? Car outre la difficulté de l’inclusion en classe ordinaire des enfants en situation de handicap, outre le désespoir des familles pauvres, sans papier, sans avenir, outre la peur d'apprendre de certains enfants, enseigner aujourd'hui est un exercice de haute divination où il faut, pour survivre, deviner les nouveaux programmes, les nouvelles évaluations, les nouvelles lubies de ministres qui passent plus vite que les années scolaires tout en voulant, bien entendu, laisser leur marque sur le système (6 ministres de l'éducation nationale de mai 2022 à février 2025, dont 4 ministres pour la seule année civile 2024).
Assurément, par sa fraîcheur d'authenticité, par son immersion directe, descriptive, mais sans didactisme, le film-documentaire de Claire Simon nous immerge dans le chaudron du quotidien ordinaire de cinq ou six classes, dans une école où la notion de travail d'équipe a du sens, sous la houlette autoritaire, bonhomme et rassurante du directeur d'école. De quoi réconcilier les fâchés d'école et donner le coeur à l'ouvrage à tous et à toutes ! Apprendre et vivre ensemble. L'école publique a de beaux jours devant elle ! ●■
Pour aller plus loin
Apprendre (2025), long-métrage, réalisatrice : Claire Simon, bande-annonce du film
Anton Makarenko (1888-1939) : instituteur, directeur d’école, il fonde des maisons d’enfants pour les orphelins de la guerre civile qui suit la révolution bolchevique. L’histoire de la plus célèbre d’entre elles, la colonie Gorki, est racontée dans le Poème pédagogique (1936). Face aux difficultés des adolescents à la rue, délinquants, Makarenko considère qu’il faut agir sur l’environnement et créer des conditions de travail et de vie qui permettent de reconstruire « un homme nouveau ». « L’enfant est malade, soignez le milieu », explique-t-il. Le système des « détachements » organise la rotation des tâches : rôle de chef assumé de manière tournante, implication de tous dans le travail manuel. Un « tribunal » permet aux enfants de traiter les comportements déviants sans recourir à l’exclusion. Pour autant, l’éducateur reste le garant de l’intérêt collectif. Source : Philippe Meirieu.com, Petite histoire des pédagogues.