L'auteur commence la longue enquête qui le conduira à cette «fiction autobiographique», à cette inoubliable oeuvre de transmission à la mort de son père Douvid (David) à Jaffa (Israël) en 2010, à l'âge probable de 99 ans. Embarqué dès les premières lignes, le lecteur ne quittera pas cet ouvrage, du début à la fin :

« Je suis construit sur ce pogrom de mars 2019 à Jitomir, et sur l'immédiate dispersion (Ndlr : diaspora en grec) qu'il a provoquée parmi les survivants, notamment des enfants de tous âges. Je suis construit sur les sentiments mêlés que l'on éprouve quand on a été réifié et déclaré massifié en une catégorie infrahumaine, que l'on cherche à soustraire de la communauté humaine en tant que scorie, pour ne pas dire carrément : déchet. Pour être plongé dans une ravine à malheur, de mise en extinction. Et que tout soit effacé. Mis dans les oubliettes les plus inaccessibles de l'Histoire. Sous la cendre et la terre brûlée et confondu avec elle. Toutefois, mais bien plus tard, j'ai découvert, appris et surtout compris, que je suis construit sur une prise de conscience extra-ordinaire issue de l'éprouvé inédit et jubilatoire d'être en vie, alors que je sais et ai compris que j'aurais dû être parmi les disparus.»

Il y a quelques semaines, mes propres recherches bibliographiques et existentielles m'avaient conduit à rechercher ce qu'était devenu André Sirota, rencontré pour la première fois dans un bistrot en gare d'Angers en décembre 2007 alors que je venais l'inviter à intervenir au Mans dans une journée d'études sur le thème « Violences à l'école, prévenir, agir contre ».

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Sans doute étonné par une démarche inhabituelle d'inspecteur de l'éducation nationale − on y parlerait de climat scolaire, de violence institutionnelle, de souffrance psychique des enfants et des professeurs, de harcèlement (mot totalement inconnu à l'époque à l'éducation nationale), de médiation entre pairs, de partenariats police-justice-établissement scolaire −, André Sirota vit tout de suite l'importance de l'affaire et accepta spontanément l'invite. Il venait de publier, avec Françoise Rey, Des clés pour réussir au collège et au lycée (Erès, 2007), un ouvrage relatant vingt ans d'intervention en groupe en tant que tiers externe qualifié près des professeurs et de l'équipe éducative du collège-lycée expérimental d'Hérouville-Saint-Clair (Calvados, Normandie).

À l'époque, André Sirota était professeur de psychopathologie sociale clinique à l’université Paris 10-Nanterre et à l’université d’Angers mais aussi tiers externe, spécialiste de l'intervention auprès d'équipes au travail ayant décidé de se doter d’une instance d’analyse se réunissant régulièrement pour élaborer l’inaperçu du quotidien qui peut rendre une équipe souffrante, entraver son travail collaboratif, réduire ses capacités créatrices, porter atteinte au lien d’équipe et au lien institutionnel.

Retour à Jitomir, fiction autobiographique ou autobiographie ? Comme l'indique l'auteur en 4è de couverture, fin mars 1919, dans le quartier où se trouvait à l’époque la rue Tchoudnovskaïa, où habitait son père Douvid (David), un massacre de masse (pogrom) fut perpétré contre les Juifs pendant les quelques jours où l’Armée Rouge avait abandonné la ville. Semyon Petliura, à la tête d'une bande de factieux locaux, en fut l’un des inspirateurs. Subitement orphelin, le petit Douvid, du haut de ses 7 ans, a aussitôt fui sa ville natale pour ne plus jamais y revenir.

André Sirota : Via ce Retour à Jitomir, m’imaginant marcher dans les pas de mon père, j’ai conçu un récit montrant la capacité de terreur sans limite que les plus égarés de ce XXè siècle ont infligé au plus grand nombre de leurs contemporains, provoquant des destructions massives de vies humaines et d’immenses dévastations matérielles. Ce qui a autorisé chez bon nombre, pour des décennies, une levée des interdits fondamentaux. Ce sont, en effet, les plus maffieux et thanatophores de nos populations qui, s’affichant les plus forts, offrent aujourd’hui aux yeux des plus aveugles un modèle nihiliste d’identification et un horizon fallacieusement enviable.

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On s'attendrait à un récit autobiographique d'un enfant de rescapé des pogroms tsaristes et soviétiques (1911-1919) puis plus tard de la Shoah ; on entre en fait dans une formidable enquête micro-historique incarnée au long cours (diaspora des Ashkénazes enfuis d'Ukraine, celle des Séfarades enfuis au Maghreb après la persécution des reyes catolicos espagnols au XVè siècle) et aux longues distances (Ukraine, Pologne, Marseille, Palestine, Paris, Mostaganem, Argentine). Soucieux de reconstituer le puzzle de la vérité, l'auteur n'hésite pas, quand elles se présentent à lui, à nommer certaines incohérences, impossibilités ou apories.

On s'attendrait, de prime abord, au récit d'une histoire de vie diasporique parmi d'autres vies diasporiques. Mais là, c'est sur son père qu'André enquête, et donc sur lui-même, sur sa mère, ses grands-parents paternels qu'il n'a pas connus. Toute sa vie, son père aura erré, fui, ne sera jamais resté longtemps au même endroit, de peur qu'Ils ne reviennent. Nonagénaire, à la fin de sa vie, il se confiera, un peu, à son fils.

À l'âge des bilans, après avoir parcouru des milliers de kilomètres et passé autant d'heures à enquêter sur son père, sa mère, ses ancêtres, André Sirota (Sirota veut dire orphelin en russe) se retourne sur ce qui l'a fait être ce qu'il fut sur son erre singulière : «Par le métier qui m'a engagé, je me suis fait progressivement anthropologue des groupes actuels, psychanalyste de groupe et psychosociologue attentif aux processus et phénomènes collectifs, aux scénarios individuels d'entrée en groupe et en relation, ou en pseudo-relation, donc attentif aux contributions individuelles, à ce qui advient en groupe, ou n'advient pas, pour le meilleur ou pour le pire» (page 67).

Grande, profonde, inoubliable expérience de lecture. Et de vie. Que nous dit au fond André Sirota ? Celui qui est coupé de récits suffisants sur ses ancêtres et ses filiations faute de paroles échangées en famille et à l’école ne peut se situer dans le relais des générations, parce qu’il ne peut découvrir dans son expérience intime ce que peut fournir l’indispensable éprouvé de continuité entre les générations. ●■

J'ai hérité de mes ancêtres l'envie de fuir, Alejandra Pizarnik (1936-1972), poétesse argentine

Ce mot a été amodié le 12 mars 2025

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Pour aller plus loin

Sirota A., (2023), Retour à Jitomir, éditions Le Manuscrit

Le site personnel d'André Sirota, ses ouvrages

Outre ses activités universitaires d'enseignant-chercheur en psychopathologie sociale clinique, André Sirota a été formateur puis président des Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (CEMEA), militant à la Ligue des Droits de l'Homme, président de la Société française de psychothérapie psychanalytique de groupe (SFPPG). Il est spécialiste de l’intervention auprès d’équipes ayant été secouées par un événement traumatique collectif.