En Europe occidentale, nous sommes les héritiers de l'ère du drainage bâtie surtout aux 19è et 20è siècles : on a drainé, simplifié le réseau hydrologique des bassins versants, lutté contre les marais et les zones humides, augmenté les zones cultivables et constructibles ; on a canalisé, chenalisé, endigué les rivières, on a voulu habiter de plus en plus près d'elles, on a cultivé toutes les rives jusqu'au dernier centiare, jusqu'au dernier mètre.

Les bassins versants des rivières se sont dégradés et, si l'on n'y prend garde, ils vont devenir invivables sous l'effet des catastrophes climatiques à répétition : pollutions de toutes sortes, eutrophisation des eaux et des océans, sécheresses et incendies, inondations, érosion des terres agricoles…

Depuis 8 millions d'années, il existe pourtant des praticiens aménageurs expérimentés et compétents. « Ces ingénieurs, qui terraformaient déjà la Terre alors que nous étions encore des primates frugivores de petite taille vivant en bandes dans les canopées africaines, ont la forme improbable de rongeurs ». Le castor, puisqu'il s'agit de lui, bien sûr, travaille depuis la nuit des temps contre ces fragilisations des systèmes vivants.

suzanne-husky-1.jpg

Malheureusement, nous ne les avons pas reconnus comme tels malgré leurs 8 millions années d'expérience en tant qu'alliés des humains et de la vie sur Terre. Alors, on a presque totalement éradiqué les 300.000 à 3 millions de castors du continent européen pour leur peau, leur viande et leur castoréum (utilisé en médecine-pharmacie et en parfumerie). Mais aussi parce que l'être humain a considéré, selon ses propres croyances, que le castor était son concurrent en tant qu'aménageur de la terre et que lui seul, parce qu'humain, était habilité à modifier la nature.

Leurs compétences et leurs savoir-faire devraient pourtant attirer l'attention des entreprises du vivant : dépolluer les eaux, remplir les nappes phréatiques, lutter contre les sécheresses agricoles, ralentir l'eau et réduire les inondations, maintenir les incendies à distance, faciliter la biodiversité du vivant. Aujourd'hui, on estime le nombre de castors européens à 15.000 ou 25.000 environ.

Récemment, les scientifiques − hydrologues, écologues, géographes, géomorphologues, biologistes − et les praticiens des rivières ont pu démontrer que « les aménagements des bassins versants faits par les castors sont plus propices aux tissages durables et résilients de la vie des milieux aquatiques que ne l'étaient ceux de la modernité paysagiste ». (page 21)

De l'ère du drainage à l'ère de la réhydratation

Que peut-on faire ? Ce que les castors ont fait/font pour étendre, en herbivores aquaphiles, la surface des terres inondées afin de faciliter et sécuriser leur mode de subsistance, pourquoi les humains ne s'en inspireraient-ils pas pour réhydrater les bassins versants des rivières asséchées ?

Baptiste Morizot et Suzanne Husky documentent ce en quoi en quoi la pensée aménagiste et prométhéenne des 19è et 20è siècles a compromis l'alentissement des rivières, induit des sécheresses structurelles et accru le stress hydrique des fonds de vallées. Ils n'en font pas pour autant une philippique contre les humains, mais plutôt une base philosophique et pragmatique pour construire avec les humains, entre vivants humains et non humains, des dispositions et dispositifs adaptés aux enjeux d'aujourd'hui et de demain.

suzanne-husky-2.jpg

Ce très bel ouvrage est organisé en trois parties ouvertes par des verbes à la fois de réflexion et d'action : Vivre dans un monde asséché (Partie I), Guérir le temps profond (Partie II), Participer à l'autoguérison du monde (Partie III). Chacune d'entre elles est divisée en 3 ou 4 chapitres. L'écriture de Baptiste Morizot se structure, comme dans son ouvrage antérieur L'inexploré (Wildproject, 2023), en paragraphes numérotés (880 paragraphes ici).

« Nous voulions la terre pour faire de l'agriculture bord à bord, collée à la rivière et ne pas gâcher un mètre carré de terre, ne pas la laisser "à l'abandon", improductive, sauvage (p. 100). Nous voulions la terre et pour cela, nous avons dû prendre à la rivière l'espace dans lequel elle se déployait latéralement (…). Nous avons transformé les rivières immémoriales, qui couraient à fleur de terre en méandres et en tresses, en canaux de drainage monochenalisés, incisés, rectilignes, déconnectés de la terre, voués à favoriser la plus grande efficacité dans l'acheminement de l'eau loin des terres, vers la mer.» (p. 103)

Sommes-nous capables d'une conscience du « temps profond » sans lequel il ne saurait y avoir de « compréhension émancipatrice » du vivant ?

Sommes-nous capables, en tant qu'humains, de participer activement à l'autoguérison des milieux vivants ?

Sommes-nous capables d'une régénération des milieux vivants basée sur des processus low-tech ?

Sommes-nous capables d'entrer en conversation avec la rivière, de déléguer et partager la prise de décision avec la rivière elle-même ?

Sommes-nous capables de laisser faire la « propension des choses » (cf. François Jullien) ?

suzanne-husky-5.jpg

C'est toute la richesse, la profondeur, et j'ose le dire ici, la grandeur de l'ouvrage de Baptiste Morizot et de Suzanne Husky de jouer en les alliant, en les tissant, sur plusieurs registres ordinairement séparés : philosophique, métaphysique, scientifique, poétique, artistique (merveilleuses aquarelles), littéraire (une langue adaptée s'invente), pragmatique. Que demander de plus à un ouvrage exceptionnel ? Courez-y vite ! Il ne vous quittera plus.

« Les changements les plus profonds et durables doivent venir des usages de la terre. On ne change de métaphysique qu'en changeant de pratique. » (p. 313) Les auteurs en appellent à entrer de manière poétique, pragmatique et métaphysique avec les petites rivières proches de chez nous (pages 204 et sv.).

Précision essentielle : ce livre n'est pas un ouvrage sur le castor, mais sur « l'effet castor » sur un milieu-rivière endommagé. Ce qui signifie que, dans certains cas, on pourra réintroduire le castor tout en veillant à sa cohabitation avec les humains ; et que, dans d'autres cas, c'est l'humain qui, s'inspirant de l'ultra-longue expérience des castors et de la reconnaissance de la compétence de cet allié, se prendra à aménager autrement les bassins versants. Avec ou sans réintroduction du castor. ●■

Morizot-Husky-Rendre-l-eau-a-la-terre-2024.jpg

Pour aller plus loin

Morizot B., Husky S. (2024), Rendre l'eau à la terre, Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Actes sud

Révolutionner notre rapport à l'eau, leçons des castors, interview de Baptiste Morizot, France Culture, 12 novembre 2024 (durée : 38'20, par Guillaume Erner)

Le site de Suzanne Husky, artiste plasticienne franco-américaine, agro-écologue

Artiste franco-étatsunienne, Suzanne Husky : « Il faut imaginer que dans tout l’hémisphère nord, dans toutes les rivières vivaient des millions de castors. Il faut imaginer que quand on a tué ces millions de castors pour leur fourrure, l’eau douce, les sédiments et la matière organique n’étaient plus retenus par leurs millions de barrages. La salinité de l’océan chute, son taux de matière organique augmente, les continents s’assèchent, et le climat change. Il faut comprendre que la belle rivière, bien propre, de nos imaginaires est une rivière qui a perdu ses tresses et ses habitants. Il faut aussi imaginer qu’avant l’invention de la hache, le castor et l’humain vivaient tout près. Il faut savoir que le rapport du GIEC annonce une augmentation des feux, et recommande de collaborer avec le castor (2022). Et si nos futurs étaient faits de mares plutôt que de piscines à coques en polyester, et que nous restaurions nos bassins jusqu’à en boire l’eau ! »