Malédiction coloniale
Par Jacques Vauloup le mercredi 26 mars 2025, 03:55 - Anthroposcènes - Lien permanent
Avril 1621, îles Banda, Océan Indien, la population est massacrée par les soldats hollandais. Pourquoi ? Le monopole mondial du commerce de la noix de muscade par les Provinces-Unies et la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). L'écrivain bengalais Amitav Ghosh fait le récit de la colonisation des ressources et des peuples premiers.
La prédation de la planète et des peuples autochtones est une vieille histoire qui installa l'imperium de l'Europe sur le monde du 15è au 20è siècle. Profonde réflexion sur les raisons du déni climatique des puissances extractivistes.
De Banda Besar (la muscade était censée guérir les Européens de la peste qui les ravageait) à Standing Rock, jusque dans les profondeurs de la forêt amazonienne, l’auteur assemble des récits de destruction et de résistance comme les pièces d’un puzzle. Des premières guerres extractivistes aux crimes coloniaux et à la crise éco-environnementale du 21è siècle, il n'y a qu'un pas.
La colonisation du monde vu comme ressource inépuisable
aura constitué, en fait, un projet systématique et durable d’arraisonnement de la nature et des peuples premiers dans une stratégie au long cours de terraformation de la planète.
Extraits
Pages 190-191 :
» Le constat fut souvent fait que nombre de peuples autochtones avaient déjà vécu la fin, sinon du monde, du moins de leurs mondes. Mais on a tendance à oublier que d'autres furent les témoins de la fin de ces mondes, les colons d'origine européenne. Quelles leçons tirèrent-ils, eux, de l'observation de ces catastrophes ?
» Ce n'est un mystère pour personne. La conclusion à laquelle en vinrent les colons blancs est que la guerre omnicidaire
tournait invariablement en leur faveur. C'est la leçon sur laquelle s'appuie la vision de Tennyson de l'ascension de la race suprême
et de ses hommes glorieux
. C'est aussi la raison pour laquelle, dans les anciennes colonies de peuplement, de nombreuses personnes ne fléchissent nullement devant la perspective d'une accélération, plutôt que d'un ralentissement, des changements climatiques ; de fait, elles s'en réjouissent plutôt, convaincues qu'elles seront à l'abri de ses pires effets.
» Il est impossible de donner un sens à ce qui se passe aujourd'hui sans reconnaître cet état de fait. Comment comprendre sinon qu'au cours des dernières années, alors même que les néo-Europes
terraformées d'Australie et des Amériques étaient dévastées par les catastrophes climatiques, de nombreux dirigeants de ces pays ont redoublé d'efforts pour intensifier les activités de propection gazière et pétrolière ? Comment se fait-il que la plupart des habitants de pays comme le Canada, les États-Unis, l'Australie et le Brésil approuvent, et continuent de soutenir, de telles politiques ?
» Comment se fait-il que le slogan Drill, baby, drill ! ait recueilli tant de succès aux États-Unis alors que ce pays, avec d'autres pays anglophones, est celui qui produit la majorité des études scientifiques sur le changement climatique d'origine anthropique ? Serait-ce que les personnes qui apportent leur soutien à ces politiques sont stupides et incapables de comprendre les risques allant croissant ? Ou qu'elles envisagent ces risques de manière différente, en raison de leur mémoire collective de colons ?
» Peut-être serait-ce parce que la tactique conflictuelle de l'inaction n'est pas vraiment nouvelle là où elles vivent ? Ou que l'expérience historique leur a appris que la terraformation était certes un processus intrinsèquement violent et risqué, mais qu'en fin de compte, la chance leur souriait toujours, en ce qu'elles s'imaginent douées d'une supériorité biologique et technologique ?
» Ce n'est sûrement pas un hasard si, aujourd'hui encore, beaucoup pensent qu'une technologie de dernier recours, la géo-ingénierie, finira par jouer en faveur des néo-Europes. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la géo-ingénierie n'est rien d'autre que la terraformation littéralement transportée dans la stratosphère : en toute justice, on devrait l'appeler la strato-formation
. Aujourd'hui, certaines des personnes et institutions les plus riches et les plus puissantes d'Occident promeuvent ouvertement la géo-ingénierie.
Pages 290-291 :
» Une grande partie des humains, si ce n'est leur majorité, vivent aujourd'hui à la manière des colonialistes d'autrefois, envisageant la Terre comme un entité inerte qui n'existe que pour être exploitée et générer des profits, par l'entremise des sciences et des technologies. Pourtant, même les sciences peinent désormais à suivre le rythme effréné des forces cachées qui se manifestent lors d'événements climatiques d'une violence sans précédent et d'une inquitétante étrangeté.
» À mesure qu'ils s'intensifient, ces événements donnent une résonance toujours plus forte à des voix, comme celle de Davi Kopenawa, qui, face à une violence apocalyptique et implacable, ne cessent d'affirmer avec obstination que les non-humains peuvent parler, parlent et doivent parler. Il est essentiel, alors que la perspective d'une catastrophe planétaire ne fait que se rapprocher, que ces voix non-humaines soient dès à présent restituées dans nos histoires.
» Le sort des humains, et de tous nos proches, en dépend. (Fin de l'ouvrage) ■
L'ouvrage présenté :
Né en 1956 à Kolkata (Calcutta), Amitav Ghosh est l’un des plus importants écrivains anglophones contemporains. Mondialement reconnu pour Les Feux du Bengale (Prix Médicis étranger, 1990), Lignes d'ombre (Seuil, 1992), Le chromosome de Calcutta (Seuil, 1998), Le pays des marées (Robert Laffont, 2006), Un océan de pavots (2010), Le grand dérangement (WildProject, 2021), etc. Ghosh est l'un des penseurs majeurs de l'écologie.