Homme oublié, tu restes ici-bas un homme [960è mot]
Par Jacques Vauloup le dimanche 4 mai 2025, 08:21 - Un pas de côté - Lien permanent
Aumônier de prison pendant vingt ans (1977-1997) à la maison d'arrêt de la Visitation au Mans, Michel Niaussat (1942-2018) a, dans Les prisons de la honte (1998), alerté Ies autorités sur la condition inhumaine des détenus dans les maisons d'arrêt. Dans son ouvrage, il donne la parole aux surveillants et aux détenus. Extraits.
» Je suis las d'être là, assis tel qu'on nous parque / À attendre et démons et sourires enjôleurs / Et matins d'infamie et rives où les barques / Sur des roulis de sang déversent leurs langueurs
» Ne riez surtout pas si je crie la chimère / Si je prie en jurant, en implorant les cieux / Si mon front déchiré se gave de naguère / Si je suis à genoux, mimant ces pas de deux
» C'est qu'un homme oublié reste ici-bas un homme / Avec ses bras, son coeur, ses deux jambes, son cou, / Son passé composite et si l'amour l'assomme / Tu sais bien que le soir il dort parmi les poux
» Il dort les poings fermés sur ce lit d'infortune / Les yeux à demi-clos, entravé par ses nerfs / Il dort, le bien grand mot, il est trop taciturne / Pour s'envoler très haut sans emporter ses fers
» Il a sur sa peau moite tous ces maux qu'il colporte / Approche un peu tes yeux, consacre-lui du temps / Ne fais pas l'étonné au-delà de la porte / Celui que tu vois là est déjà un manant
X..., en détention provisoire, Le Mans, février 1992. Source : Michel Niaussat, Les prisons de la honte, Desclée de Brouwer, 1998 ●■
Les maisons d'arrêt incarcèrent des prévenus en attente de leur jugement : détention provisoire avant jugement, condamnation provisoire faisant l'objet d'un appel de la part du condamné. Au 1er avril 2025, selon les chiffres du ministère de la justice, l'ensemble des prisons françaises (hors outre-mer) incarcère près de 82.000 personnes (condamnés : 59.700, prévenus : 21.300). Un nombre jamais atteint auparavant.
1955 : 20.000 détenus (1 détenu pour 2206 habitants)
1970 : 30.000 détenus (1 détenu pour 1500 habitants)
2005 : 60.000 détenus (1 détenu pour 1027 habitants)
2015 : 70.000 détenus (1 détenu pour 951 habitants)
2025 : 82.000 détenus (1 détenu pour 812 habitants/Taux de densité carcérale : 133%)
2035 : ?
Le nombre total des personnes condamnées à une peine de prison n'augmente pas, mais le quantum des peines a considérablement crû, ainsi que le recours à la détention provisoire. Avec 21.300 personnes emprisonnées, les prévenus représentent désormais 36% du total des personnes détenues. Le nombre de places disponibles en prison est de 62.000.
Pour Didier Fassin dans L'ombre du monde, le populisme pénal (il-faut-punir-plus-sévèrement
) se traduit par la criminalisation d'actes qui ne l'étaient pas auparavant, l'alourdissement du quantum des peines, l'automaticité de la prison en cas de récidive légale, le durcissement de l'action des forces de l'ordre et par l'augmentation du nombre et de la fréquence des procédures spéciales : comparution immédiate, traitement en temps réel (il-faut-montrer-au-public-que-l-on-punit
).
En maison d'arrêt, où on incarcère les présumés innocents non encore jugés, les courtes peines et les jugements provisoires, le taux de densité carcérale est de 160% (soit 160 détenus pour 100 places) et plusieurs milliers de détenus sont contraints de dormir à terre sur un matelas qu'on déplie pour la nuit. Une question : les prisons françaises manquent-elles de places ou emprisonne-t-on trop ?
En ce qui concerne les personnes jugées, condamnées et détenues (cf. taux général de surpopulation carcérale, tous types d'établissements = 133%), il suffirait d'anticiper de plusieurs semaines la sortie de prison des détenus condamnés − au besoin en fixant un quantum de peine au-delà duquel le mécanisme ne s'appliquerait pas − pour libérer plusieurs milliers de places en prison.
Hélas, avec Chypre et la Roumanie, la France est le pays de l'Union européenne qui, parmi toute la panoplie des mesures judiciaires dont elle dispose, recourt le plus à la détention provisoire. Ce qui, à plusieurs reprises, lui a valu la condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme (European Court of Human Rights) ●■■
Pour aller plus loin
Observatoire international des prisons, section française (OIP-SF). L'association agit pour le respect des droits humains en milieu carcéral et pour un moindre recours à l’emprisonnement. Créée en 1996, elle décrit les conditions de détention en France et défend les droits et la dignité des personnes détenues. Elle dispose du statut consultatif auprès des Nations unies.
Contrôleur général des lieux de prévention de liberté. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté veille au respect des droits fondamentaux des personnes privées de libertés.
Fassin D. (2015), L'ombre du monde, une anthropologie de la condition carcérale, Seuil, Points. Notamment : Il faut donc nous demander non pas, dans un sens étroit, si nous avons la prison que nous souhaitons, mais, plus largement, si nous avons la société punitive que nous voulons
(page 68).
Ayant lui-même subi la déportation et le bagne à Omsk (Sibérie) de 1850 à 1854, Fiodor Dostoïevski (1821-1881) raconte, dans Récits de la maison des morts, Garnier-Flammarion, 1980 :
Je ne sais si les forçats pensaient, calculaient exactement comme moi, mais leur étonnante facilité à espérer me frappa dès les premiers pas. L'espoir d'un détenu, privé de sa liberté, est d'une tout autre espèce que celui d'un homme vivant d'une vie véritable. L'homme libre espère, sans doute, mais il vit, il agit ; la vie véritable l'entraîne tout entier dans son tourbillon. C'est bien différent pour le prisonnier. Là, c'est peut-être aussi la vie de la prison, du bagne ; mais quel qu'il soit et pour quelque durée qu'il ait été condamné, le forçat ne peut pas, absolument pas, instinctivement pas, accepter son sort comme quelque chose de définitif, d'absolu, comme faisant partie de la vie réelle
.
Ce 960è mot a été amodié le 19 mai 2025