− Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?

− Au colonel Chabert.

− Lequel ?

− Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.

Balzac, Le colonel Chabert (incipit)

Lorsque Chabert revient, il n'arrive pas à reprendre sa place. C'est ce que j'ai ressenti à mon retour. Cette période de trois années où j'ai été séparé des miens n'est pas taboue. Je suis au coeur d'une contradiction dans laquelle se meut ma vie depuis près de trente ans. Je fais grief aux gens de me voir comme l'ex-otage lors que cette épreuve a transformé mon être profond. Je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant. (Kauffmann J.-P., Outre-terre, le voyage à Eylau, Gallimard, 2017)

Partir, c'est facile. Revenir, est-ce possible ? Chabert a raison de se demander si c'est bien le même qui revient. Revenir à soi, c'est impossible. Revenir chez soi ? On ne reviendra jamais à l'ancien temps. Ne pas en revenir. S'il y a quelqu'un qui a compris l'expression, c'est encore Chabert : l'homme médusé par les vilenies que provoque son retour. (Kauffmann J.-P., Outre-terre, le voyage à Eylau, Gallimard, 2017)

Un accident, des accidents

Dans L'accident (2025), le Breton Jean-Paul Kauffmann, fils de l'artisan-boulanger du village, raconte son enfance radieuse à Corps-nuds (Ile-et-Vilaine). Cette enfance-là l'aura sauvé pendant ses années noires. Je rembourse ma dette, dit-il.

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Las, le 2 janvier 1949, au retour d’un match, dix-huit footballeurs du bourg de Corps-Nuds (Bretagne) trouvent la mort dans le terrible accident du camion Dodge qui était conduit par le fils du maire du village. Cette tragédie a traumatisé le village, marqué la France entière et pesé sur la jeunesse de Jean-Paul Kauffmann.

Ce tragique accident survenu dans une enfance quiète est-il l'annonce du terrible accident-enlèvement de l'auteur à Beyrouth par le Hezbollah, le 22 mai 1985 ? Comment la mémoire oublie-t-elle, se souvient-elle parfois, à quel degré tord-t-elle plus ou moins la vérité ? Entre déni individuel et collectif du syndrome de stress post-traumatique, entre sidération devant les enfants qui ont grandi et recherche effrénée d'une vie malgré tout.

Dans L'accident, il y a deux enseignements puissants, à mes yeux. D'abord, l'enfance peut nous sauver ; bien sûr, hélas, pas tout le monde, notamment quand les plus lourds traumatismes, les plus terribles violences y sont commis. Celle de Jean-Paul Kauffmann l'a sauvé lorsqu'il était au fond du trou.

Ensuite, le rôle majeur de l'olfaction, célébrée par l'auteur dans toute son oeuvre abondante. Fils de boulanger, au fournil et dans la maison familiale, il a humé les odeurs de la pâte, du levain, du pain et du four. Il en a fait une règle d'or de son journalisme : savoir sentir, flairer, renifler une affaire, une ambiance, un contexte, une personnalité. Le restituer à l'écrit. Ce qu'il fait magnifiquement dans ses ouvrages.

Sans l'accident libanais, je ne me serais jamais penché sur mon enfance. Après ma libération, cette époque s'est imposée à moi. Amis, parents, connaissances anciennes, tous ces acteurs oubliés et délaissés s'étaient manifestés pour témoigner ou marquer leur solidarité. Cette histoire ancienne que j'avais désertée − j'en étais même venu à la détester à l'âge adulte − a fini par me rattraper. À mon corps défendant, j'étais sommé de retrouver ces années, de rassembler les événements des débuts, de les organiser de telle sorte qu'ils emmènent le récit jusqu'à son terme tragique. (J.-P. Kauffmann, L'accident, 2025, p. 128). ●■

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L'ouvrage présenté :

Kauffmann J.-P., (2025), L'accident, éditions des équateurs

Interview de Jean-Paul Kauffmann par Sonia Devillers, France inter, 24 mars 2025 (durée : 9'17")