À l'automne 1788 et au printemps 1789, quelques semaines avant les débuts de la Révolution de 1789, partout sur le territoire, les Français remplirent plusieurs dizaines de milliers de cahiers de doléances que Chateaubriand qualifia de monument précieux de la raison, là où se trouvent consignés, avec une connaissance profonde des choses, tous les besoins de la société.

En 2018, l'expression ressurgit avec le mouvement des Gilets jaunes. Sur l'initiative de l'association des maires ruraux de France, environ 16.500 mairies ouvrent des cahiers de doléances. Cahiers citoyens, Cahiers de doléances ou bien Cahiers de doléances et de propositions, ou encore Cahiers de doléances citoyennes. Des appellations diverses pour un même sujet : au Pouvoir central urbain-parisien, faire connaître les revendications, récriminations et propositions des ruraux en colère.

La reprise du terme doléances, abandonné depuis 1789, en dit long sur la force de l'imaginaire de 1789 : critique des privilèges, demande d'égalité, république démocratique et sociale inachevée. Une expérience très puissante en 1789 et en 2019. L'expression de la peine (dol-éance) des gens dans un registre le plus souvent doloriste. Le thème de la fiscalité est majeur, et beaucoup se sentent exclus, délaissés, déclassés, abandonnés.

Plus de 200.000 contributions, près de 20.000 cahiers, auxquels s'ajoutent 2 millions de contributions en ligne. Aujourd'hui, six ans après la commission de ces contributions, le bilan n'a toujours pas été fait, sans doute − en partie du moins − en raison de difficultés juridiques liées à la publication des cahiers. Ils sont presque entièrement numérisés, transcrits et conservés aux Archives nationales. Les Premiers Ministres Barnier (septembre-décembre 2024) et Bayrou (janvier 2025- ) se sont engagés à rendre publics ces apports de la France d'en bas.

Dans le numéro hors-série paru en mars 2025, la revue Sciences Humaines a ouvert les cahiers de doléances. Elle y a trouvé l'expression d'un profond sentiment d'abandon et d'injustice ainsi que l'exigence de vraies réformes. Extraits.

« Avec les cahiers citoyens, ce qui a manqué, c'était des réponses aux contributions. Les gens n'ont pas eu les réponses qu'ils voulaient », Sabine Ploux, EHESS.

« Ne nous trahissez pas. De toutes ces propositions, se dégagera un programme de gestion national. Respectez-le. Cherchez à le mettre en place. Vive la démocratie ! Vive la République ! » (Bazouges-la-Pérouse, Ille-et-Vilaine)

« Consciente que ma prose ne sera qu'une goutte d'eau dans l'océan des oubliés de la République, j'aurai au moins le sentiment d'avoir accompli mon devoir. » (Mariol, Allier)

« Il est meilleur de présenter des doléances que des condoléances » (Narbonne, Aude)

« Le bon titre devrait être cahier des exigences. Le peuple paye, le peuple ordonne, le peuple contrôle. » (Pellevoisin, Indre)

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« Le peuple gronde, les élites se gavent, mais le peuple a faim, ça devrait vous rappeler quelque chose, me semble-t-il. » (Rennes, Ille-et-Vilaine)

« Notre société actuelle se retrouve dans la situation qui a été à l'origine de la Révolution de 1789. Nous avons une aristocratie financière opulente et un tiers état misérable. » (Cournonterral, Hérault)

« Nos campagnes sont très peu peuplées, mais est-ce une raison pour nous abandonner ? » (Nolay, Nièvre)

« Combattre le manque de médecins dans nos campagnes avec obligation aux jeunes médecins de s'installer dans nos campagnes durant 5-6 ans. » (Imphy, Nièvre)

« Nous vivons dans un pays très jacobin, où tout est décidé à Paris. Au-delà du périphérique parisien, on n'existe plus. » (Rennes, Ille-et-Vilaine)

« J'estime que le travail n'est pas rémunéré à sa juste valeur, que l'écart entre les riches et les pauvres n'arrête pas de se creuser, que le pouvoir d'achat des gens est en baisse, que le Pouvoir n'est accessible qu'aux plus aisés. » (Pouligny-Saint-Pierre, Indre)

D'après Loïc Blondiaux, politologue à Sciences-Po, Lille : L'occultation politique des cahiers a créé un vide symbolique. Tout s'est passé comme si on avait ouvert un canal d'expression sans personne à l'écoute. Le désaveu symbolique de la parole citoyenne est violent pour les citoyens qui ont contribué, mais aussi pour ceux qui ont cru à cette possibilité de participation. On a alimenté à travers cela le ressentiment politique, c'est-à-dire ce sentiment de ne pas être considéré qu'ont éprouvé, à tort ou à raison, une fraction croissante de citoyens, et sur lequel prospèrent partis d'extrême-droite et mouvements populistes . ●■

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Pour aller plus loin

On a ouvert les cahiers de doléances, ce qu'ont dit les Français, revue Sciences Humaines, n° hors-série n°78, mars-avril-mai 2025

Les doléances (2023), documentaire, par Hélène Desplanques (52')

Denis M., Goubert P., (2013) (édition originale : 1964), 1789. Les Français ont la parole, cahiers de doléances des États généraux, Folio Histoire

Doléance (source CRISCO, dictionnaire des synonymes), 17 synonymes : complainte, demande, desiderata, gémissement, grief, jérémiade, lamentation, mécontentement, plainte, prétention, protestation, réclamation, récrimination, regret, représentation, requête, revendication. Un seul antonyme : remerciement.