L'incipit emprunté au géographe Éric Dardel donne le ton : «Il y a, dans le paysage, un visage, un regard, une écoute, comme une attente ou une souvenance. Toute spatialisation géographique, parce qu'elle est concrète et qu'elle actualise l'homme lui-même, en son existence, parce qu'en elle, l'homme se dépasse et s'échappe, comporte aussi une temporalisation, un historial, un événement» (L'Homme et la Terre, 1952). D'emblée, Thierry Paquot ajoute : «Tous les lieux ne sont pas amènes, mais c'est à partir d'eux que l'on mémorise sa propre existence» (page 11)

L'écologie de tout humain

«Pour moi, tout être humain est à la fois situationnel, relationnel et sensoriel. Situationnel ? Il est de quelque part, localisé, inscrit dans des milieux sociaux, familiaux, culturels, environnementaux, linguistiques, mais aussi sexuels, qui changent en vous changeant. Tout individu se trouve situé, par rapport à lui-même et aux autres. D'où venez-vous ? constitue souvent la première question que l'on pose lorsqu'on rencontre quelqu'un. Par la suite, vous lui demandez : Que faites-vous, quelle formation avez-vous suivie ? ou bien : Quelle est votre situation familiale ? » (pages 11-12)

Relationnel ? Qu'il parle ou non, tout être humain communique avec ses semblables, y compris avec ce que la langue véhicule de malentendus, d'incommunications, de quiproquos, de silences.

Sensoriel ? Il apprend à se connaître, à appréhender son milieu, à saisir autrui dans ses paradoxes et sa complexité, à communier avec la nature et le vivant grâce à ses cinq sens qui interfèrent par le mouvement, ce sixième sens que les neurophysiologistes considèrent comme essentiel. (page 13)

« Pour moi, ajoute Paquot, l'écologie est une méthode, au sens grec de methodos, avec hodos qui signifie la voie, le chemin du connaître, et combine processus, transversalité et interrelation. Écologiser son esprit revient à toujours analyser un fait, un sentiment, un être vivant, une situation, un lieu, un arbre, un nuage, un outil, une technologie en le saisissant à partir de ces trois modalités, les entremêlant, ce qui ne va pas de soi. » (page 15)

Conséquemment, c'est aussi rompre avec l'approche thématique, verticale, en silo, pour favoriser la genèse et la généalogie, les différences et les imprécisions, les combinaisons, les continuités et les discontinuités, les certitudes et les incertitudes qui affectent ce que nous souhaitons rendre intelligible, sans les hiérarchiser. (page 15)

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L'auteur propose de faire évoluer le célèbre adage «penser global, agir local» formulé par le biologiste René Dubos (1977) en «penser et agir global, penser et agir local». Il décrit par exemple «l'espérance» des biorégions urbaines, non délimitées une fois pour toutes, aux frontières poreuses et fluctuantes, et dans lesquelles on applique trois principes : le cas par cas, le surmesure, le avec les habitants et le vivant. (pages 46-47)

«Le bilan du productivisme est connu, les actions à entreprendre pour réparer ce qu'il ne cesse de dévaster et détruire sont également connues, qu'est-ce qui bloque ? Qu'est-ce qui empêche de réaliser un autre monde ? Qu'est-ce qui nous délivrera de notre dépendance à la consommation ? La question n'est plus Pourquoi, pas plus que Comment, mais Qui avec qui. Répondre à cette question éclaire indéniablement la topophilie dans toute sa plénitude. Nous aimons les lieux à partir desquels nous nous réalisons existentiellement.» (pages 59-60)

Ménager plutôt qu'aménager

Selon lui, dans un monde fini, tracé, cartographier, et de lus en plus urbanisé, l'heure n'est plus à l'aménagement, qui, souvent, n'a pas tenu compte du lieu vécu, des espaces vécus, mais au ménagement. Ménager les gens, les choses, les lieux et le vivant. Un tel ménagement réclame une disposition à la disponibilité qui se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante, tant elle s'alimente d'attentions intentionnées. (pages 97-98)

Bref, l'aménagement, c'est le plus souvent surdimensionné et pas toujours utile : bétonnement, macadamisation et artificialisation des sols, giratoires en expansion permanente, etc. A contrario, le ménagement, c'est l'amicalité qui unit concepteurs, matériaux, usages attendus et site ; la juste mesure qui favorise l'hospitalité et le mieux-être. (page 135)

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Attention à ce que l'hospitalité ne se transforme pas en hostipitalité (Derrida) : « L'Autre ne sera pas accueilli comme un hôte mais repoussé comme un ennemi, alors même que son étrangeté est la garantie de notre propre différence » (page 108).

En étroite résonance avec Gaston Bachelard (La poétique de l'espace, 1957), Thierry Paquot reprend à son compte les termes de topophilie et de topo-analyse : «Nous voulons examiner des images bien simples, les images de l'espace heureux». Pour Bachelard en effet, « la topo-analyse serait donc l'étude psychologique systématique des sites de notre vie intime » ou encore : « La maison natale est plus qu'un corps de logis, elle est un corps de songes ». (page 152)

Toutefois, la puissante topophobie est à nos portes. De l'agoraphobie, pathologie de névrose obsessionnelle décrite par S. Freüd dans son Introduction à la psychanalyse (1916) à l'élargissement de sa définition proposée par l'auteur : « Tout désagrément spatial, bâti ou non, toute dépréciation territoriale ». (page 172)

Notre monde contemporain est sommé de choisir entre topophiles et topophobes. Et vous, de quel côté êtes-vous ? De l'habitabilité de la terre ou de l'indifférence au territoire ? De l'habitabilité de l'habitat ou des enclaves résidentielles sécurisées ? De l'environnement intériorisé, vécu, ou de l'environnement extériorisé, réifié, déshumanisé ? De la coopération, de l'entraide, de l'harmonie, ou de la compétition, de l'hubris, de l'intérêt privé ?

Dans un bel épilogue personnel, Thierry Paquot livre au lecteur attentif son genius loci et une interrogation essentielle : « Sera-t-il possible de vivre dans un lieu où la température avoisine les 50°C ? Dans une ville menacée par la montée des eaux ? Dans une vallée régulièrement inondée ? Près d'une forêt qui prend feu à la moindre poussée de chaleur ? Le topocide vient contrarier notre légitime topophilie. Les lieux inhabitables se multiplient sur la Terre à la suite de conflits armés, de graves pollutions, de modifications climatiques extrêmes, de la faim, de pénuries d'eau potable, ou encore d'un absurde régime autocratique. Il en résulte des migrations forcées qui poussent sur le chemin des millions d'apatrides. Nous entrons dans une nouvelle ère, celle des déménagés. Heureuses celles et ceux qui possèdent ce précieux repli territorial qui s'appelle l'ami-lieu, car l'amour des lieux contribue à notre bonheur ». ●■

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L'ouvrage présenté :

Paquot T. (2025), L'amour des lieux, topophilie, topophobie, topocide, PUF, 248 p. En fin d'ouvrage, une grande belle et érudite promenade bibliographique (pages 211-246)

Le site ami des lieux :

topophile.net, l'ami.e des lieux, la revue des espaces heureux