Résumé : La question est celle de savoir si les termes renvoyant à « l’hétérogénéité » et les usages qui en sont faits dans le champ scolaire, par leur démultiplication, ne participent pas à dissimuler les différences. L’hypothèse avancée est qu’une hyper-convocation des différences constitue une nouvelle modalité de neutralisation du divers qui ne permet pas de penser l’imbrication de l’injustice sociale et de la disqualification culturelle, et favorise la croyance selon laquelle la violence tiendrait à des appartenances ethniques. Cette croyance participe à produire des phénomènes de désocialisation dans les établissements scolaires.

Extraits du texte paru dans Questions d'orientation, vol. 73 n°4, décembre 2010, 61-66

À la question qui nous est posée dans ce congrès : "Faut-il avoir peur de l’avenir des jeunes ?", j’en substituerai une autre, peut-être contenue implicitement dans l’énoncé proposé : « Avons-nous peur de l’avenir des jeunes ? » et même, pour aller plus loin : « Avons-nous peur de l’avenir avec les jeunes ?" Car ma réflexion sur le traitement de l’altérité dans le système scolaire m’amène à voir dans ce traitement à la fois le produit et le producteur d’une peur des jeunes liées aux représentations socialement partagées d’après lesquelles les turbulences qui touchent le système scolaire seraient exclusivement liées aux évolutions de la jeunesse, et tout particulièrement à la pluralité de leurs identités ethniques.

Difficile de parler aujourd’hui de l’altérité sans évoquer la manière dont cette question est orchestrée et orientée, dans une société politique particulière où un gouvernement l’utilise au nom d’une réaffirmation ethnocentrique de l’identité nationale qui justifie des mesures d’exclusion prises envers ceux désignés comme menaçant cette identité. Difficile de ne pas souligner ce contexte qui renforce les imaginaires défensifs. Je centrerai mon propos sur la question des ancrages culturels de cette question de l’altérité, et en particulier dans le système scolaire.

Depuis de longues années, j’interviens dans les établissements scolaires en tant que psychosociologue clinicienne sur tout ce qui est désigné comme crise, souffrance, malaise au travail, et en particulier auprès des enseignants. J’ai été amenée à écrire un certain nombre de textes sur ces questions, en particulier un ouvrage sur La figure de l’autre dans l’école républicaine (PUF, 2003) où je traite, en particulier, des obstacles culturels à une pensée de l’altérité, et de leurs effets dans le quotidien des liens intersubjectifs au sein des établissements scolaires. C’est de cet observatoire que je tirerai un certain nombre d’hypothèses interprétatives sur ce qui se joue aujourd’hui dans l’École par rapport à la question de l’altérité.

Au préalable, je souhaite dire que l’idée d’une société homogène et transparente relance la question du fondement du social comme un espace commun et pluriel. Il y a là un nœud anthropologique : ce qui fait le partage dans l’espace collectif, c’est la pratique de l’écart, le commun n’étant pas caractérisé par le propre, mais par une certaine désappropriation qui décentre et qui n’implique pas une pure possession identitaire, mais le partage d’une charge, d’une tâche qui obligent à tenir une tension. Le lien social se tient précisément dans l’impossibilité d’un positivité instantanément partageable, et c’est bien parce qu’il y a opacité et étrangeté et non pas transparence d’un sens directement lisible qu’il y a justement cette tâche, cette exigence et cette tension.

Pour contextualiser mon propos, je souhaite dire, en premier lieu, que le propre des sociétés contemporaines est qu’elles sont animées par des conflits mettant en jeu des identités culturelles sans cesse plus nombreuses et plus diversifiées, et que, dans ce processus d’emballement de l’altérité, la production des différences est au cœur du travail des sociétés sur elles-mêmes. Bien entendu, l’institution scolaire n’y échappe pas ; elle est même au centre de la question en tant qu’elle constitue un des lieux de socialisation de la jeunesse.

Or si le mythe fondateur de l’École de la République une et indivisible fait l’objet d’un scepticisme largement partagé aujourd’hui, force est de constater que les significations imaginaires qui lui sont attachées conservent une large prégnance dans les représentations et les défenses qui leur sont liées. Ainsi, dans le système scolaire, c’est bien toujours la question de l’altérité et ses figures qui se constituent comme une menace. La figure attendue qui prévaut et qui reste, en dépit des discours manifestes et de leurs évolutions, est celle d’une rencontre avec l’autre qui pose un transcendant culturel soustrait aux rapports particularisés.

Dans mes recherches, j’ai souvent montré comment l’accroissement exponentiel des processus d’altérité produisait dans l’institution scolaire une fragilisation des liens qui s’étaient établis dans la construction intérieure de soi comme professionnel neutre, et que cet emballement des processus d’altérité attaquait les idéaux universalistes de l’unité et du même, au delà des discours d’intégration qui peuvent être tenus. (...)

Ce qu’on observe au contraire, c’est que les attentes s’attachent à la figure inconsciemment persistante d’un semblable. Ces dispositions instruisent une dichotomie entre le semblable et le dissemblable qui ne permet pas que puisse être véritablement examiné ce par quoi, culturellement et socialement, les élèves sont semblables, et ce par quoi ils sont dissemblables sans tomber dans un effacement ou une abstraction des différences. (...)

Ce qui me paraît caractéristique aujourd’hui, c’est que cette négation prend la forme d’une hyper-convocation des termes mêmes à partir desquels est traditionnellement pensée la diversité. Cette hyper-convocation prend la forme d’une apparente valorisation du divers et de toutes ses formes. Or la démultiplication des catégories d’individus ne fait pas l’objet d’une hiérarchisation, mais les critères de distinction se présentent dans un nivellement qui les renvoie à une stricte horizontalité. La conséquence en est une confusion qui atteint les possibilités de penser ces différences et, en conséquence, d’en élaborer des modes de traitement. S’observe alors combien l’impossibilité de penser la différence comme élément structurant du lien social a pour conséquence d’activer des conduites et des discours dé-socialisants à l’intérieur des établissements scolaires. (...)

Mais ce qui est préoccupant, c’est que les contenus déniés font retour sous la forme d’une croyance selon laquelle la violence tiendrait aux appartenances ethniques. Ce qui s’observe en effet, c’est que cette croyance, comme alliance inconsciente se nourrit des tensions provoquées par les processus de neutralisation du divers qui ne permettent de donner ni un statut, ni un lieu aux conflictualités inhérentes à la co-présence des différences. Or, cette ethnicisation des liens entre différence et violence, qui vient se substituer à une reconnaissance de la complexité des rapports entre des formes d’inégalités et des modes de traitement de ces inégalités, entrave le processus de socialisation et de normalisation, car, comme le souligne Debarbieux, on ne peut imaginer de culture qui socialiserait des jeunes de manière à douter en permanence de leurs modes de socialisation. (...)

Car comment construire une suffisante estime de soi-même, condition d’une possible appartenance collective, si l’école, lieu de formation d’une citoyenneté partagée, participe d’une disqualification de ce qui se donne pour chacun dans la pluralité des appartenances, et pas seulement dans une transcendance universelle. Disqualification d’autant plus forte qu’elle procède moins d’un rejet manifeste que d’une menace sourde et d’une peur tissées dans les alliances inconscientes d’une culture dominante. Bien entendu, cette menace déborde l’École et concerne l’ensemble d’une société où peine à se concevoir la manière dont le multiculturalisme pourrait être un facteur d’enrichissement de la démocratie et de la solidarité collective au service de l’égalité. Mais, comme lieu de formation et de transmission, l’École pourrait réaffirmer sa fonction symbolique en se constituant comme lieu pour l’apprentissage d’une altérité où s’apprenne que l’autre est à la fois l’autre et le même, la symbolisation impliquant cette dimension sociale qui laisse place à un monde non saturé ouvert à de nouvelles significations. (...)

La question qui reste cruciale est de savoir par quelles voies construire du lien acceptable et tolérable dans une formation de sens partageable en place d’un retrait, d’une violence répressive, ou d’une violence d’indifférence. La question qui se pose aujourd’hui par rapport aux jeunes est celle de la manière dont le système scolaire construit ses fonctions d’identification et de sublimations organisatrices du lien social.

Alors même que des métissages effectifs ont lieu dans l’École, je ne sais pas s’il faut avoir peur de l’avenir des jeunes, mais ce qui me semble vraiment préoccupant, c’est la manière dont nous ne les aidons pas à construire un avenir qui intègre un lien renouvelé à l’altérité. Faute d’en faire un objet de travail et de pensée à l’intérieur des établissements scolaires où la plupart des élèves réside plus d’une quinzaine d’années, on passe à côté d’un enjeu majeur pour les générations à venir et leur être-ensemble : constituer l’École comme source d’enrichissement et d’élargissement des identités collectives. ■

Giust-Desprairies F. (2010), Traitement de la diversité et crise du lien dans l'école, Questions d'orientation, vol. 73, n°4, décembre 2010, 61-66.

Ce billet a été modifié le 31 décembre 2020