Préface par Henri Wallon

L'Orientation Professionnelle date en France de bientôt quarante ans. Elle doit à ses initiateurs, en tête desquels il faut placer Piéron, Laugier, Fontègne, d'avoir eu des bases de départ rigoureuses et vraiment expérimentales qui lui ont permis de progresser. Elle a évolué sous l'influence de son propre développement et des effets, des constatations qui en résultaient. Des différenciations et peut-être des oppositions sont apparues dans ce qui était confondu à l'origine ; d'autres formules plus synthétiques pourront encore devenir nécessaires. Et c'est ainsi que, dans ce petit livre, un technicien de l'orientation professionnelle, s'inspirant du passé de cette institution, des expériences déjà faites, de ses insuffisances, cherche à lui ouvrir des perspectives élargies, à consolider ses fondements, à la rendre plus efficace en la fusionnant davantage avec la vie de l'enfant, de l'apprenti, du travailleur.

Le but de l'orientation professionnelle est de soustraire le choix d'une profession au simple hasard, à la routine, à des discriminations d'origine purement sociale ; c'est de réaliser entre les exigences d'un métier et les possibilités de ceux qui peuvent s'y destiner une appropriation à la fois plus rationnelle, plus équitable, plus profitable aussi à chacun et à tous. Pour déceler cet accord, il était séduisant de trouver des épreuves qui fussent plus ou moins strictement décalquées sur les tâches du métier et révélatrices des aptitudes nécessaires. La découverte de telles épreuves ou de tels tests, leur perfectionnement, leur comparaison, la détermination de leurs qualités indispensables, voilà ce qui a d'abord capté tous les soins des orienteurs. Il semblait admis qu'il y eût obligatoirement correspondance entre les éléments des tâches professionnelles et les éléments des activités humaines, la similitude de leur distribution entraînant l'aptitude au métier. Sans doute l'expérience a montré qu'il est impossible de trouver un test exactement découpé sur ce double modèle. Il est difficile de limiter un test à un seul élément. Qu'à cela ne tienne : on a calculé statistiquement jusqu'à quel point il était "saturé" par des éléments ou facteurs étrangers. Les résultats de l'analyse factorielle, qui peut en effet déceler des secteurs d'activité ayant des conditions communes et susceptibles en conséquence de se recouvrir partiellement, ont été interprétés comme l'équivalent d'ultimes particules psychiques dont les combinaisons diverses donneraient l'explication de la vie mentale. En vertu de cette hypothèse, il était naturel que l'étude des tests, de leurs concordances et de leurs dissonances, ait constitué l'essentiel des recherches en orientation professionnelle.

Mais en même temps que semblaient ainsi plus strictement définis les éléments de la structure qui était censée identifiable de la personnalité du sujet, celle-ci donnait davantage l'impression d'en être absente. Car rien de son histoire, rien de ses expériences, des influences subies, rien de son évolution ni de ses virtualités encore inactivées ne pouvait être connu par les résultats des tests, dont la signification était regardée comme aussi uniforme et immuable que l'étaient les facteurs dont ils seraient l'image. Or cette rigidité entrait en conflit avec la pratique adoptée spontanément par les orienteurs qui ressentaient la nécessité de la tempérer par des considérations en rapport avec la diversité des situations individuelles. Le sujet à orienter n'était pas traité comme un composé sans cesse identique à lui-même, mais comme une chose vivante susceptible de se modifier.

C'est à ce point de vue, encore tenu comme une dérogation plus ou moins arbitraire au système, c'est cette pratique encore facultative, c'est ce conflit encore inachevé qu'Antoine Léon a voulu légitimer en substituant l'orientation éducative à l'orientation diagnostique. Comme la chose est fréquente dans l'histoire des sciences, il veut ramener un empirisme à ses principes théoriques. Même s'ils ne sont pas pris comme les témoins d'aptitudes natives et invariables, même appliqués dans les meilleures conditions, les tests ne sont jamais que le constat, dans un rayon souvent très limité, de ce qui est possible maintenant. Ils ne doivent pas être une interdiction projetée sur les possibilités de l'avenir. Ils doivent éventuellement être tenus pour un point de départ, non comme un point infranchissable. L'orienteur les pratiquera dans la mesure où leur usage lui montrera des obstacles qu'il s'efforcera de faire franchir à l'enfant. C'est pourquoi l'orientation doit être intégrée à l'enseignement. Entreprise délicate assurément, mais pleine de promesses et dont il n'est pas permis de décréter qu'elle est irréalisable avant d'en avoir tracé le programme. C'est l'objet de ce livre. L'orientation se place entre l'école et l'apprentissage : elle doit participer à l'activité des deux.

Aux écoliers, elle fera connaître par tous les moyens d'information dont elle pourra disposer : causeries, notices, films, visites d'entreprises, travaux manuels, enquêtes personnelles de l'enfant, l'essentiel de quelques métiers types. Antoine Léon envisage même une pénétration plus profonde de l'enseignement par l'orientation. Il fait remarquer très justement que l'intérêt et la compréhension pour certaines disciplines délaissées pourraient être revigorés si l'enfant voyait le prolongement ou la nécessité de ces disciplines dans certaines professions séduisantes. Mais faut-il aller plus loin et, par exemple, admettre une parité de rôle entre l'orienteur et le psychologue scolaire, de telle sorte que l'un pourrait suppléer l'autre quand celui-ci ferait défaut ? Je ne crois pas. Je crois au contraire que la confusion ne serait pas sans inconvénient pour la structure et pour les buts de l'enseignement. Assurément l'école doit acheminer vers la profession, et plutôt de bonne heure que tard. Mais pas seulement vers elle : aussi vers le plein épanouissement de la personne. Et d'ailleurs elle guidera d'autant plus sûrement l'enfant vers l'activité la plus conforme à ses goûts et à ses possibilités que leurs manifestations auront été laissées plus libres et plus autonomes. En face de l'enfant à l'école, l'orienteur ne restera-t-il pas dominé par les classements qui sont ceux de la profession et de l'apprentissage ? Des distinctions que nous voudrions voir périmées, du moins à l'école, ne s'imposeront-elles pas à lui ? Par exemple la sélection à partir de la sixième, c'est-à-dire à onze ans, des candidats aux carrières intellectuelles ; sinon pourquoi réclamer que l'orienteur soit, lui aussi, consulté sur cette sélection ? Notre but n'est-il pas que tous les enfants jusqu'à 15 ans bénéficient du même enseignement fondamental ?

L'apprentissage au contraire doit être un champ aussi largement ouvert que possible aux investigations de l'orienteur. Responsable des conseils qu'il a donnés, ce dernier doit pouvoir en contrôler les effets, en guider au besoin l'application. Il doit pouvoir s'initier aux difficultés rencontrées par l'apprenti pour l'aider à les surmonter. Il doit pouvoir s'initier à ses motifs de découragement, dont certains sont liés à certains moments de l'apprentissage, pour l'avertir et l'aguerrir. Il doit savoir que souvent ces aléas ne sont pas les mêmes dans la profession et dans l'apprentissage. Il doit le prévoir dans les conseils qu'il donne. Tout cela suppose des connaissances très étendues sur les formes de travail et sur les régimes de vie qui sont liés aux différentes professions. Léon montre leur importance ; mais ne sont-elles pas encore à l'état embryonnaire ? Et n'est-ce pas là un champ de recherche qu'il est urgent de défricher ?

Ce petit livre est celui qui pouvait le mieux donner un nouvel essor à l'orientation professionnelle en lui signalant de nouveaux horizons. Il aura, je n'en doute pas, le succès qu'il mérite.

Source : Henri Wallon, Professeur honoraire au Collège de France, Co-directeur de l'Institut national d'orientation professionnelle (INOP) Préface à Psychopédagogie de l'orientation professionnelle, A. Léon, PUF, 1957

P.S. En annexes, la totalité de l'ouvrage d'Antoine Léon, paru en 1957 et devenu introuvable, est désormais disponible, par nos soins (versions .doc et .pdf)