L'aménagement est devenu un a-ménagement

Je ne sais pas pourquoi j’exècre, depuis bien longtemps, le mot « aménagement ». Je l’associe à des réunions d’hommes cravatés devisant devant une carte de France et décidant arbitrairement du tracé d’une autoroute ou de l’implantation d’une « ville nouvelle ». Des photographies en noir et blanc témoignent de ces réunions au sommet, où la seule présence féminine est celle d’une jeune femme apportant des cafés... Ces hauts fonctionnaires, à l’impunité garantie et à l’arrogance énarchique, savent tout sur tout.

Création de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) en 1963, remplacée par le Commissariat général à l’égalité des territoires en 2014. Cette super-technocratie masculine (énarques, inspecteurs des finances et ingénieurs des ponts-et-chaussées) choisit, depuis la capitale, la localisation des équipements collectifs, des centrales nucléaires et des « villes nouvelles », attribue des aides à l’industrialisation, dessine la carte des infrastructures, oriente le devenir des territoires sans prendre en considération l’avis de leurs habitants.

Ménager n'est pas aménager ni manager

« Ménager » dérive de « ménage ». Issu du latin manere, rester, séjourner, habiter, il donnera maison, manse, mas, manant, masure, manoir et ménage. « Ménager » veut aussi dire prendre soin d’une personne, d’un objet, d’un outil ou d’un animal, économiser ses forces et ses biens, épargner (sa fatigue, par exemple). Ménager veut aussi dire prendre soin d’une personne comme d’un objet, d’un outil ou d’un animal.

Le verbe « manager » quant à lui, vient du verbe anglais to manage qui signifie entraîner, dresser, il entre dans la langue française dans le dernier tiers du XIXe siècle dans le vocabulaire sportif, le manager est l’entraîneur du cycliste ou du cavalier (le « manège » désigne le lieu où les chevaux sont dressés). Peu après, il pénètre le langage de l’économie, le manager est un organisateur, un administrateur, un gestionnaire d’une société ou d’une entreprise. Le management représente alors les principes qui président à la gestion d’une institution.

Ménager, prendre soin

Pour Paquot, le ménagement du territoire est la capacité des institutions de l’aménagement à autoréguler, c’est-à-dire à réévaluer en permanence les termes de leur action en fonction des forces en présence. Cela revient à appliquer concrètement les principes suivants : dans tout projet de route, d'autoroute, de réseau hydraulique, prendre en compte des lieux et terrains chargés d’humanité, d’histoire, d’imaginaire et de symboles ; ménager le territoire, réévaluer en permanence les termes de l'action en fonction des forces en présence ; valoriser la diversité locale.

Ménager qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. Un tel ménagement réclame une disposition à la disponibilité qui se cultive, ne va pas de soi et se révèle exigeante, tant elle s’alimente d’attentions intentionnées. Une telle démarche rompt avec les protocoles professionnels en vigueur. Quel artisan, quel architecte, quel géomètre, quel ingénieur se préoccupe des gens, des choses (ou alors en optant pour le matériau le moins cher), des lieux (ou alors en rechignant), du vivant (oiseaux, rongeurs, insectes) ?

« Ménager » une place par exemple consiste à étudier ses usages temporalisés (chronotopie) et genrés, à observer le vivant qui s’y déploie, à questionner les gens qui y viennent, à proposer un mobilier qui convienne aux activités qui s’y dérouleront, de jour comme de nuit, et aux populations qui s’y installeront, etc. Ces observations demandent du temps et de la réflexion, ne sont que rarement intégrées au processus du projet et conséquemment ne sont pas budgétées. Or, elles sont indispensables pour imaginer une réponse de qualité, singulière et originale.

Ainsi, en architecture, urbanisme, paysagisme, design, le ménagement pratique le cas par cas, le sur-mesure avec les habitants et le vivant. Ménager relève d’une attitude souple, ouverte, discrète, adaptable, efficace, soucieuse d’accroître l’autonomie des habitants, humains et non humains et le respect du déjà-là en privilégiant les interrelations entre les éléments constitutifs d’un même ensemble. À cet égard, le care et le don tels que définis par Joan Tronto ou Marcel Mauss constituent des formes de ménagement : faire attention, prendre soin, donner, recevoir, rendre. Comment pratiquer ce care, ce ménagement dans nos actes ordinaires, dans nos manières de faire de l’architecture ? Choix du site, des matériaux, du calendrier du chantier, des compétences des ouvriers, de l’organisation du travail ; prise en considération des riverains et de la faune et de la flore, des conséquences de telle forme, de telle couleur, de tel revêtement sur les écosystèmes et sur le travail des ouvriers comme sur le quotidien des voisins et des futurs habitants, sur le recyclage et le futur réemploi. Tout simplement, une éthique de la Terre.