Ils proposent, exemples à l'appui, des solutions tangibles. À l'instar de la révolution de la mixité des genres dans les années 1960, y aura-t-il une révolution de la mixité des classes sociales à l'école française dans les années 2030 ?

«Clamons que toute une partie de notre jeunesse ne peut plus être tenue à l'écart de la réussite et condamnée à une scolarité courte ou incomplète conduisant au décrochage. Ne lâchons rien à ceux qui voient dans la démocratisation scolaire un problème plutôt qu'une solution. Notre honneur se mesure à l'attention que nous portons aux plus fragiles.» (page 122)

«Pourquoi, lorsque cette jeunesse se déchaîne − si régulièrement, trop régulièrement (Ndlr : comme en juin 2023, où, notamment, 200 écoles ont été endommagées), couvre-t-elle de sa fureur l'école, l'outil même de son émancipation ?» (page 7)

L'école des origines : d'abord faire Nation

Dans l'école des 3è et 4è Républiques, nous rappellent les auteurs, seul le primaire est mixte socialement. Et encore… L'enseignement privé est florissant et, contrairement au public soumis à la carte scolaire, accueille et scolarise des enfants issus d'aires géographiques élargies. Quant au public, l'école élémentaire du petit lycée, concentrée dans les centres-villes bourgeois, prédestine les élèves au baccalauréat (5% d'une classe d'âge en 1950) et aux études supérieures classantes.

Après une instruction obligatoire (12 ans jusqu'en 1936, puis 14 ans, et 16 ans à partir de 1959) plus ou moins mixte, tout cesse à l'issue de la scolarité (instruction) obligatoire. «L'école de la République était celle de l'intégration nationale et du progrès, pas celle de l'égalité des chances» (page 15)

Il est essentiel de rappeler, comme le font les auteurs, que l'acte fondateur de l'école française n'a rien à voir avec la promotion de l'égalité des chances. Mais que promeut la 5è République à partir de 1958 et de l'âge de l'instruction obligatoire porté à 16 ans en 1959 ?

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À partir des années 1960, au vu des nécessités pour la France de rattraper son retard − 10% d'une classe d'âge au baccalauréat en 1960, 20% en 1970, tous les élèves ont le droit, voire le devoir de réussir à l'école et de faire de longues études : «La scolarité n'est plus tenue pour un destin, elle est un parcours singulier au sein duquel chacun doit prouver sa valeur». (page 16)

Quand l'école est (en théorie du moins) ouverte à tous, les élèves et leurs parents peuvent être tenus responsables de leurs performances, mais l'impact des inégalités économiques et sociales sur les performances scolaires est désormais vécu comme une injustice sociale.

2015 : 80% d'une classe d'âge atteint un baccalauréat. À première vue, on pourrait croire que la Nation a fait l'effort attendu ! Ce serait oublier beaucoup trop rapidement que près de la moitié des bacheliers sont des bacheliers technologiques (Bac techno créé en 1966) ou professionnels (Bac pro créé en 1985). Et que les destinées universitaires et les parcours professionnels des bacheliers généraux, professionnels et technologiques sont loin de s'équivaloir… Sans compter les 20% restants, étiquetés «non bacheliers» à vie…

Chacun est tenu de jouer le jeu de la compétition scolaire qui peut rapporter gros mais qui peut faire tout perdre aussi ! À ce jeu, les inégalités sociales déterminent les inégalités scolaires qui entraînent de nouvelles inégalités sociales…

Des constats accablants

Dans l'étude internationale PISA 2022, la France apparaît, une fois de plus, comme un pays mal classé dans les performances moyennes en mathématiques et français des élèves de 15 ans. Mais surtout, point essentiel, l'un des pays de l'OCDE où l'écart entre élèves favorisés et élèves défavorisés est profond. Alors, pourquoi les élèves défavorisés sont-ils plus nombreux en France ? «De tous les pays de l'OCDE, notre pays est celui où le statut des parents détermine le plus fortement les performances des élèves.» (page 20)

Les Indices de Position sociale (IPS, première version publiée en 2016) à la disposition du grand public disent très clairement l'étendue du séparatisme social qui pèse lourdement en France.

Situation des collèges à la rentrée scolaire 2021 :

10% des collèges concentrent 60% d'enfants d'ouvriers ou d'inactifs

10% des collèges n'en accueillent que 15%

Indice moyen des collèges = 103

Les 10% des collèges les plus défavorisés ont un IPS inférieur à 81

Les 10% des collèges les plus favorisés ont un IPS supérieur à 124

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Les établissements les plus ségrégués sont les établissements d'immigrés, sur lesquels se focalise l'opinion publique (à défaut de moyens, largement insuffisants, mis à disposition). À l'opposé, les établissements des élites concentrent à la fois les meilleurs élèves et la force des réseaux et parrainages, point déterminant s'il en est.

À ce jeu, le secteur privé (à vrai dire financé à environ 75% par les contribuables) (moyenne OCDE = 59%) est gagnant, au même titre que les lycées publics les plus cotés et les mieux dotés en «classes préparatoires aux grandes écoles» (encore une spécificité française signifiante). Dans les collèges publics, par le jeu des options et enseignements de langues, on s'efforce de capter les élèves et les parents tentés par le privé.

«Chacun peut se sentir déchiré. Qui n'a pas participé à ces conversations privées où l'on condamne les inégalités scolaires tout en s'informant sur les stratégies possibles pour choisir la meilleure école en faveur de ses enfants ?» (page 48)

Au fond, la vraie question dépasse le cadre strictement scolaire : comment vivre ensemble avec nos différences ? Comment permettre aux plus méritants de réussir sans condamner les autres ? Quelle est la part d'inégalité tolérable ?

Besoin de mixité : retours d'expériences réussies

C'est la singularité de cet ouvrage de donner à voir les résultats tangibles des expériences de mixité sociale conduites sous la mandature de Najat Vallaud-Belkacem (2014-2016), ministre de l'éducation nationale et de la recherche à la fin du quinquennat du président François Hollande (2012-2016).

De quoi s'agit-il ? Si 65% des collégiens fréquentent le collège de secteur, c'est le cas de 70% des collégiens défavorisés et de 52% (seulement) des collégiens favorisés. On pourrait considérer alors qu'à défaut de changer le territoire, il suffirait de modifier la carte, ou d'y faire entrer (horresco referens) le privé au pro rata des fonds publics qui lui sont accordés. Première piste nécessaire, mais pas suffisante tant les réalités sont complexes. Et peut-on changer la société par décret ?

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Début 2015, ministre depuis quatre mois, Najat Vallaud-Belkacem engage une vaste expérimentation en faveur de la mixité sociale au collège. Toutes les académies sont invitées à faire des propositions, pas de plan unique national, les réponses locales concertées sont valorisées, l'association étroite des parents.

Un comité scientifique ad hoc est créé qui rendra des résultats probants en 2023 (nécessité d'une approche longitudinale intégrant la totalité de la scolarité au collège).

Parmi les expériences retenues :

Création de secteurs multi-collèges (Brest, Redon, Nancy, Lunéville, Briey, Paris 18, Paris 19), fusions de collèges, fermetures d'établissements, montée alternée (Paris 18, Bischwiller), revalorisation de l'image des collèges évités par un aménagement de l'offre de formation (Brest, Montpellier, Nancy, Strasbourg, Castres), projets de rénovation urbaine de mixité résidentielle, participation − hélas, trop rare − de l'enseignement privé (exemple de Redon).

22 territoires volontaires à la rentrée 2016, 82 à la rentrée 2017. À Toulouse, les collèges du centre-ville ont accueilli 1200 élèves issus des quartiers populaires grâce à une forte implication de la Mairie et du Département.

Pour quels résultats ?

Il n'y a pas eu de fuite supplémentaire ni vers l'enseignement privé ni de surcroît de demande de dérogation vers un collège public extérieur au secteur imparti.

Il y a eu hausse des résultats globaux des collèges concernés.

L'effet sur les performances individuelles a été plus difficile à prendre en compte sur le temps de l'enquête. Mais d'autres études disponibles montrent que la fréquentation d'une plus grande proportion d'élèves de bon niveau influe positivement sur la réussite académique des élèves initialement le plus en difficulté. En outre, la mixité n'a pas fait baisser le niveau des meilleurs élèves ou des plus favorisés.

Point essentiel : des effets positifs ont été observés sur le bien-être global des élèves, leur confiance en soi, l'enrichissement de leurs relations amicales et sociales, leur capacité à coopérer, leurs choix d'orientation en élargissant leurs horizons. Et ce, aussi bien pour les élèves de milieu défavorisé que pour les élèves de milieu favorisé.

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C'est dire combien certes l'école doit permettre des gains en performances, connaissances et compétences pour tous − et là, un travail gigantesque reste à faire en France ; mais aussi combien les compétences psycho-sociales de tous profitent largement d'un brassage des origines, d'une mixité accentuée au collège.

Les auteurs proposent de reprendre les expérimentations locales via une ligne politique nationale claire et volontariste, visiblement abandonnée depuis 2017 malgré le (trop court) épisode avorté du ministre Pap Ndiayé (mai 2022-juillet 2023).

Parmi les pistes suggérées : fixer aux élus la responsabilité d'élargir la mixité sociale dans 100 collèges-ghettos, embarquer l'enseignement privé au-delà des incantations de façade, améliorer les conditions d'exercice des professeurs, leur formation initiale et continue, la cohésion des équipes éducatives ; et surtout, faire de la mixité sociale à l'école une cause nationale.

La question sociale est-elle de retour ? En 2023, on a pu le penser avec le débat et les grandes manifestations à propos des retraites. Mais l'occasion a été ratée de repenser le travail, l'activité et les organisations professionnelles dans les âges approchant la retraite.

Sera-t-on plus efficace et plus adulte collectivement pour relier la question des inégalités scolaires aux inégalités sociales auxquelles elles sont liées ?

C'est à ce prix que, dans leur capital scolaire, mais aussi culturel, relationnel, social, économique, la jeunesse précaire ne sera plus opposée à la jeunesse pré-carré.

François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem : «Parce que la ségrégation sociale et scolaire est aujourd'hui le véritable fléau de l'école en France, c'est d'une nouvelle révolution de la mixité sociale dont notre pays a besoin. Il n'est pas possible d'apprendre à vivre ensemble, à travailler ensemble, à se parler, se regarder, se comprendre, faire nation ensemble, sans avoir au préalable été scolarisés ensemble». (page 9)

Et encore : «Si l'on pense que la mixité est un impératif de justice sociale et de civisme, il faut être capable d'instruire et d'éduquer ensemble des élèves inégaux en termes de conditions sociales, de vie familiale et de goût pour l'école». (page 107)

Enfin : «Plus les conditions de travail seront de qualité, plus la reconnaissance des individus sera une politique du travail, plus le monopole du seul mérite scolaire académique sur les parcours professionnels sera affaibli. Plus nous aurons de chances que l'école cesse d'être dominée par la guerre de tous contre tous, plus elle éduquera et formera des individus, plus la mixité scolaire sera élevée, et plus nous vivrons dans un monde solidaire». (page 116)

Un véritable projet de société pour demain.

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L'ouvrage présenté et commenté :

Dubet F., Vallaud-Belkacem N. (2024), Le ghetto scolaire, pour en finir avec le séparatisme, Seuil

Pour aller plus loin :

L'évolution de la mixité sociale des collèges, note d'information n°24-19, MENJ-DEPP, mai 2024, 4 p.

L'entre-soi scolaire du haut est à la source du ghetto scolaire du bas, entretien avec Jérémie Fontanieu et Najat Vallaud-Belkacem, Libération, 11 mai 2024

Il faut intégrer la Seine-Saint-Denis à l'académie de Paris, tribune de J.-C. Fortier, ancien recteur, Le Monde, 14 mai 2024

Baudelot C., Establet R. (2009), L'élitisme républicain, L'école française à l'épreuve des comparaisons internationales, Seuil