Le parcours scientifique de l'auteur l'a conduit de Vladimir Jankélévitch à Roland Barthes et à Jean Laplanche, auprès desquels il a soutenu sa thèse de doctorat d'Etat sur L'interprétation des contes.

Son travail philosophique a pour enjeu fondamental l’abandon de la conception traditionnelle du sujet comme substance, devenue incompatible avec les connaissances actuelles, et l’élaboration d’une conception relationnelle du sujet prenant en compte la vulnérabilité du sentiment d’exister. Avec les conséquences que cela implique quant à la conception de la vie sociale, de l’économie et de la morale.

Il a publié des ouvrages remarqués : La pensée des contes (Economica, 2001), Le sentiment d’exister, ce soi qui ne va pas de soi (Descartes et cie, 2002). Les éditions Mille-et-une-nuits publient plusieurs de ses livres : Le paradoxe de Robinson, capitalisme et société (2005), Adam et Eve, la condition humaine (2007), Le crépuscule de Prométhée, contribution à une histoire de la démesure humaine (2008), et « Be yourself ! », au-delà de la conception occidentale de l’individu (2005).

Du bon usage des contes

Extraits :

Je me suis beaucoup intéressé à l’ensemble des contes européens ; il existe en effet un corpus de contes qui ont circulé oralement de l’ouest à l’est de l’Europe, jusqu'en Asie. Dans ces contes, la notion de sérendipité joue un rôle très important, et la question essentielle qui y est traitée peut être formulée ainsi : comment faire son chemin dans la vie ? Le héros ou l’héroïne est initialement lié-e à ses parents, à la génération antérieure, et il s’agit pour lui ou pour elle de faire le chemin qui lui permettra de se faire une place dans la génération de ses contemporains. Ce parcours, tout être humain doit le faire. Ce type de contes nous concerne donc tous, quelle que soit la culture à laquelle on appartient. Les contes proposent toutes sortes de variations autour de ce thème. Souvent, ils mettent en scène trois frères : les deux premiers ont entendu parler d’une princesse qui prendra pour époux celui qui, par exemple, saura répondre à toutes les questions qu’elle posera. Les deux frères aînés sont très instruits, ils sont certains qu’avec leur savoir et leur intelligence ils vont faire le poids. Ils se mettent donc en route. Le troisième frère, lui, paraît un peu simplet et n’a pas beaucoup de connaissances.

Finalement, les deux aînés échoueront car ils sont pris au dépourvu par les questions que pose la princesse. Trop sûrs d’eux, ils ne savent pas tirer parti de l’imprévu. Le troisième frère, lui, n’est pas infatué de son savoir. Aussi, tout au long du chemin qui le conduit chez la princesse, il se montre disponible. Contrairement à ses aînés, il n’est pas obnubilé par le but à atteindre. Il prête donc attention aux personnes et aux choses qu’il rencontre en chemin. Par exemple, il partage son casse-croûte avec une vieille dame. Et celle-ci lui donne un conseil qui se révélera utile. Ou bien il ramasse quelque objet dépourvu de valeur. Et, finalement, cette disponibilité, cette attention portée à des rencontres de hasard, cette sociabilité aussi enrichissent son expérience. Et c’est cela qui lui permettra de répondre du tac au tac aux questions que la princesse posera. Nombre de ces contes montrent également comment le héros ou l’héroïne est d’abord lié à ses parents, reçoit d’eux quelque chose qui peut être un viatique, mais aussi un cadeau empoisonné, et comment il en tire parti pour faire son chemin et trouver sa place dans sa propre génération.

L'école, curieuse société de face-à-face

C’est une institution assez curieuse en ce sens que, d’un côté, elle semble entièrement ordonnée à partir de la connaissance livresque et que, de l’autre, c’est manifestement un petit monde oral, une société de face à face, comme diraient les anthropologues, qui s’intéressent généralement à des petites sociétés, des sociétés d’interconnaissance où les gens ont affaire les uns aux autres directement. En ce sens, une école ressemble à un village ou à une tribu. Seulement, contrairement à une tribu isolée, l’école est enchâssée dans une vaste société dont les membres n’ont pas contact direct entre eux, mais des relations indirectes qui passent par des médias : radio, télévision, journaux, Internet. Le support essentiel des savoirs qui se transmettent et circulent dans nos grandes sociétés est le livre (qui est aussi le support des religions monothéistes).

L’école fonctionne donc sur deux registres hétérogènes, l’oralité et le texte. Tout ce qui fait la légitimité de l’école tient évidemment au savoir, au texte écrit. Pour devenir professeur, il faut passer le CAPES ou l’agrégation, autrement dit assimiler des connaissances qui passent par les livres. Une fois passé le cap du concours, on se trouve plongé dans une situation d’oralité, parmi des corps vivants et plus ou moins turbulents, ces enfants, ces adolescents, et soi en face d’eux… Et il faut faire avec ! Si précieuses que soient les connaissances acquises pour le CAPES ou l’agrégation, elles ne sont pas un viatique suffisant pour gérer cette oralité effervescente (s’orienter en tirant parti de l’imprévu, c’est donc aussi le problème de l’enseignant).

L'école est un lieu qui met en rapport deux générations

Comme les personnages des contes, les élèves sont d’abord pris dans des liens avec la génération précédente et doivent finalement trouver leur place au sein de leur propre génération, quelque part dans la grande société qui les entoure. Les enseignants ont évidemment pour rôle de donner aux élèves un viatique et, en quelque sorte, de leur mettre le pied à l’étrier. Il s’agit donc à la fois d’une transmission de savoir et d’une relation de type éducatif entre deux générations. C’est pourquoi, sans doute, le ministère qui gère tous ces établissements s’appelle le ministère de l’éducation nationale, et non plus de l’instruction publique. Mais les enseignants ne sont pas toujours à l’aise avec ce rôle éducatif. Voici une division du travail rassurante, et qui fait appel à un ordre qui semble évident.

En réalité, trop évident ! Il faut en effet interroger l’idée reçue selon laquelle la famille et la société seraient deux entités différentes : la famille se fonderait sur un lien biologique, les parents ayant pour fonction d’éduquer les enfants, tandis que les institutions sociales, de leur côté, n’auraient pas à assumer la responsabilité du lien intergénérationnel, mais, s’adressant à des esprits rationnels, n’auraient qu’à leur transmettre des savoirs. Aux yeux de tout anthropologue, un tel partage ne peut apparaître que comme un préjugé. Dans toutes sortes de sociétés qu’étudient les anthropologues, la fonction éducative est la fonction de la génération antérieure dans son ensemble face à la génération suivante, et les adultes qui ne sont pas les géniteurs ne sont pas pour autant dispensés d’exercer une fonction éducative.

Les relations orales, une gêne et non une ressource

De fait, ces relations orales sont source de bien des difficultés : les élèves ont tendance à parler entre eux au lieu d’écouter le professeur, et, dans la cour de récréation, leurs interactions sont souvent houleuses, voire brutales. Côté négatif de ces relations directes entre corps parlants : le métier d’enseignant est difficile, fatiguant, éprouvant. Il n’en reste pas moins que les ressources potentielles que ces relations pourraient offrir est largement sous-exploité. Et cela va de pair avec un déficit de vie sociale à l’école. (...) Cette question est pourtant vitale pour les élèves car la fonction éducative de l’école ne peut s’exercer que si l’école permet de vivre des relations socialisées, qui passent par des contraintes que les enfants peuvent intérioriser. Elles leur permettent en contrepartie d’éprouver le sentiment d’exister avec les autres, le plaisir d’être avec eux. Pour que l’école soit un lieu de socialisation, il est également nécessaire qu’elle entretienne des relations avec d’autres espaces sociaux. En effet, toute structure sociale qui se ferme sur elle-même se désocialise.

Une vie sociale saine est celle dans laquelle le cercle formé par une institution n’est pas clos sur lui-même, ne constitue pas une bulle, mais se trouve connecté avec d’autres sphères de la vie sociale. Ces connexions sont nourrissantes, aussi bien pour les élèves que les enseignants. (...) Il ne suffit pas que des élèves lisent ou entendent le descriptif de telle ou telle profession pour s’orienter. Il s’agit de leur vie, et pour cela ils ont naturellement besoin d’éléments plus concrets : rencontrer des gens qui exercent tel ou tel métier, le situer dans leur environnement social, sentir quelle est leur manière d’être, se représenter le mode de vie qu’implique l’exercice de telle ou telle profession, etc. La psychologie sociale américaine parlerait ici de role model. Les jeunes voient dans les aînés qui les entourent des manières d’être et des activités qui leur plaisent ou leur déplaisent. Ils s’inspirent trop souvent des comportements transgressifs de certains de leurs pairs, qui, ainsi, se font remarquer et acquièrent du prestige auprès de leurs camarades. Si l’on ne veut pas qu’ils s’engagent dans ce genre d’impasse, il est nécessaire qu’ils aient des contacts avec des aînés dont l’orientation est plus constructive.

L’orientation, pour un adolescent, n’est pas seulement une question d’information mais aussi de contacts, de rencontres. C’est ainsi que l’imprévu peut les aider à s’orienter. Cela donne un de supplément de vie, et fait entendre un autre son de cloche que celui de la routine scolaire. Les enseignants, bien sûr, constituent des role models très importants. Mais tous les élèves n’étant pas destinés à devenir des professeurs, il faut aussi qu’ils aient d’autres repères. Il est donc souhaitable que le professeur lui-même témoigne qu’il existe d’autres métiers que le sien.

Lieu de souffrance ou de vie sociale ?

Symptôme de l’école française : le degré de souffrance vécu par les élèves et les enseignants. Si on compare le niveau de pénibilité ou de souffrance dans l’école française au niveau constaté dans d’autres pays européens, on constate qu’en France le niveau est plus élevé. Un article du Monde en date du 23 septembre 2010, « L’école qui rend malade, une spécialité française », en témoigne. L’article rend compte d’une enquête faite par l’association de la fondation étudiante pour la ville http://www.afev.org. Il en ressort que 57% des élèves perçoivent leur enseignant de manière positive et constatent qu’il s’intéresse à eux.

Mais également que plus de la moitié des élèves éprouve un pénible sentiment d’échec, un manque de confiance en eux-mêmes, et sentent peser sur eux la crainte de ne pas être à la hauteur. L’article fait référence à l’ouvrage de Peter Gumbel, On achève bien les écoliers (Grasset, 2010). Ce journaliste britannique vivant en France constate lui aussi qu’à l’école française, le degré de souffrance est excessif. Quant aux enseignants, dont le métier est déjà de toute façon très difficile, il est également nécessaire de réfléchir aux moyens d’en diminuer la pénibilité et le stress. Une amélioration de la vie sociale à l'école devrait réduire le niveau de souffrance. (...) Il faut réunir ses forces, dévoiler ce point aveugle, ce déni. Il est possible d’améliorer les choses ! La preuve, c’est que dans d’autres pays, on y arrive !

On prendra plaisir également à lire l'entretien entre Marie Raynal et François Flahault dans le n°162, septembre 2010, de la revue Diversité, consacré au thème "Bouffons, fayots et intellos".

Ce billet a été modifié le 31 décembre 2020