Quand on vit dans la violence, dès la maternelle on est catalogué et les enseignants ne comprennent pas ce qu'on vit, la violence que l'on subit (Des parents d'élèves).

« Si nous, on ne va pas à l'école, c'est pas qu'on a pas le temps ou que l'on ne s'occupe pas de nos enfants ; mais c'est parce que l'on a été nous-mêmes, enfants, en échec scolaire et que cela reste une grande souffrance » (Simone).

« J’ai eu des notes catastrophiques et ça a été un blocage. On m'a traité de raté ; toute ma vie, je l'ai vécu et même encore aujourd'hui, je le ressens ». (Des parents d'élèves)

« On ne voit rien du tout ce qu'on fait pour que nos enfants soient bien, on ne comprend pas notre souffrance, notre combat, notre courage »'' (Un parent d'élève).

"En primaire, on y arrive encore ; au collège, c'est la rupture surtout avec les devoirs à faire à la maison quand on vit à 7 dans 50 mètres carrés. Le travail de mes enfants a commencé à plonger, il n'existait aucun dialogue avec le collège : tout passait par le carnet de correspondance ; c'est le principal qui a pris l'initiative de la rencontre et il a mis un espace de travail à disposition de mes enfants. Moi, je n'avais pas eu le réflexe de prendre contact avec lui, enfermé dans ma logique de ne pas parler de mes difficultés. Il s'est intéressé à nous, à notre situation sans juger et les rapports avec le collège ont changé". (Une maman)

Plus généralement, sans même parler des plus pauvres, l'institution scolaire peine à reconnaître et à donner place aux parents qui n'ont pas les mêmes codes socioculturels. Exemple d'un élève d'origine maghrébine dont le père, parfaitement intégré, tient une supérette et qui, convoqué un jour au collège quand son fils eut des difficultés de comportement, ne cessa de "saoûler" profs et principal avec sa faconde toute méridionale, extravertie, et ne fut pas forcément pris en considération, ni estimé et écouté jusqu'au bout. Il faut du courage pour tenir debout dans la misère, pour aller d'assistante sociale en éducateur(s) et en profs toute la journée, pour s'entendre dire dix fois de suite que ça ne va pas...

Les données chiffrées sur la misère sont connues : 8 millions de personnes en France sous le seuil de pauvreté (norme européenne, 60% du revenu médian), 1 million d'enfants pauvres, 30% de chômage chez les 15-29 ans en zone urbaine sensible, 23% des jeunes 16-25 ans en-dessous du seuil de pauvreté (cf. Le Monde, 4 décembre 2012)... Mais ATD Quart monde défend une définition de la misère qui ne soit pas d'abord monétaire et financière. Et fait en cela la différence entre pauvreté et misère/grande pauvreté.

Chacun peut avoir des coups durs dans la vie : handicap, chômage, divorce, perte d'un conjoint, problèmes de santé... Ces difficultés de la vie peuvent nous placer dans une réelle et parfois durable précarité financière ; une corde du trampoline est rompue. Mais, malgré ce coup dur, la personne qui n'est pas issue de la grande pauvreté peut garder des assises culturelles, des soutiens familiaux ou amicaux, voire des liens sociaux/associatifs ; elle va pouvoir garder certains repères, certaines forces et suffisamment de résilience pour ne pas sombrer et continuer à vivre debout, à "rebondir" même si c'est un peu moins haut et plus difficilement.

La grande pauvreté, c'est quand toutes les sécurités lâchent, quand toutes les cordes du trampoline rompent simultanément : chômage, logement indécent/expulsion, difficultés à se soigner, illettrisme, absence de droits culturels et de loisirs, risque de placement d'enfants... Là on ne rebondit plus, on est "noyé", humilié. Les chiffres de l'échec scolaire : environ 150 000 enfants qui sortent du système scolaire sans diplôme chaque année, augmentation de 30% en 10 ans des élèves en grande difficulté en fin de collège, 20% des jeunes testés à la journée défense et citoyenneté ont du mal à lire, etc.

Au-delà des chiffres, ATD Quart monde veut évoquer les raisons de fond qui peuvent expliquer la difficulté de mettre en place une école de la réussite de tous (et avec tous) et proposer des pistes de solution. Aujourd'hui, le lien entre famille en précarité/grande pauvreté et l'échec ou le décrochage scolaire n'est guère contestable ni contesté; ce qui ne veut pas dire que tous les enfants de familles défavorisées sont en échec, mais qu'une majorité des jeunes en échec ou rupture scolaires sont issues de familles socialement, économiquement, culturellement fragilisées.

En revanche, ATD Quart monde refuse depuis toujours la fatalité et le déterminisme d'un lien de causalité. Un des principes fondateurs d'ATD Quart monde est de refuser d'expliquer la misère par le manque de chance, la fatalité, voire la responsabilité des pauvres. Bien au contraire, pour ATD Quart monde, la misère est l'oeuvre des hommes de la société, une atteinte fondamentale aux Droits de l'Homme dont sont victimes les plus pauvres. Il n'y a donc pas de fatalité de la misère, simplement une mobilisation nécessaire pour considérer la grande pauvreté comme une discrimination majeure, comme le racisme, le sexisme ou l'homophobie, et pour tout mettre en oeuvre afin de la supprimer.

Concernant le lien entre pauvreté et échec scolaire, il en est de même. Dès les années 60, les sociologues Bourdieu et Passeron ont montré que l'école reproduisait les inégalités plus qu'elle ne les effaçait. Mais en avançant entre autres comme explications le manque d'ambition de certaines familles et le handicap socioculturel, ils ont contribué à installer (involontairement) l'idée d'une certaine fatalité. Meirieu et Frackowiak (2008) : « Aujourd'hui, il s'agit pour l'école de savoir si on va se résigner à laisser le darwinisme social - relooké en idéologie du maillon faible- nous submerger ou si l'on va s'engager dans une société où l'on ne désespère jamais de quiconque, où l'on permet à chacun de trouver une place et de continuer à apprendre tout au long de sa vie ».

Reconnaître un savoir et une expertise aux plus pauvres

ATD Quart Monde s'est toujours battu pour dire que l'on ne vaincrait pas la misère et qu'on ne bâtirait pas une société avec tous si l'on se contentait de soulager la misère et de penser des solutions sans les pauvres. De même que les universitaires ont un savoir validé par des diplômes, de même que les professionnels ont un savoir validé par des diplômes et une fonction, nous défendons l'idée que les plus pauvres ont un savoir qui n'a pas de diplôme, une expertise qui est celle de leur expérience.

Eux seuls peuvent témoigner de la réalité de la grande pauvreté, eux seuls peuvent exprimer leurs aspirations, leurs idéaux, leur combat pour s'en sortir, pour la réussite de leurs enfants. Or, comme ces personnes souvent ne sont pas à l'aise avec l'expression verbale, comme la misère les a abîmés à tous points de vue, on ne prend pas le temps de les écouter, de les consulter, de les accompagner pour leur permettre d'exprimer leur pensée, et de construire des solutions (ici pour l'école) avec et à partir d'eux.

Or, on ne peut donner à quelqu’un une place dans la société sans reconnaître son savoir : c'est à partir de ce qu'elles vivent, de ce qu'elles disent, de ce qu'elles espèrent que les familles les plus fragiles se trouvent et se sentent exclues de l'école.

Pourquoi l'école échoue-t-elle avec les plus pauvres et les plus fragiles ?

Les familles les plus précaires ont souvent une histoire très douloureuse avec l'école. L'illettrisme est le souvenir de cette stigmatisation sociale-scolaire. Exemple : Jérome qui peinait à imaginer qu'un prof puisse être sympa, difficultés à comprendre le fonctionnement, les attentes de l'institution, peur de se voir stigmatisé. De leur côté, les enseignants et chefs d'établissement ne sont jamais issus du quart monde, n'habitent pas les mêmes quartiers, n'ont pas les mêmes repères socioculturels et, de fait, ne comprennent pas ce que vivent les plus fragiles, ne perçoivent pas le double regard d'espoir et de crainte qu'ont ces familles. Par conséquent, ils peuvent développer une tendance au jugement, à la moquerie, à la critique (familles "démissionnaires", etc.).

De la méconnaissance à la défiance et aux idées reçues...

Quand on se connaît mal, qu'on se comprend mal, on se juge vite, et souvent négativement. Du coup, les familles vont véhiculer des idées reçues sur les enseignants et l'école, avec la peur d'être convoquées par un coup de fil du collège qui amène toujours des problèmes, une amertume et une colère mêlées d'impuissance envers les professionnels.

De notre côté, les idées reçues sur les plus fragiles ne manquent pas :

- Les pauvres seraient des assistés qui "profiteraient" des allocations, voire des fraudeurs. Sauf que deux tiers des chômeurs sont prêts à retrouver un emploi, même sans gain financier ; sauf que la moitié des personnes éligibles au revenu de solidarité active (RSA) n'en font pas la demande. Quant à la fraude, la fraude aux prestations sociales (tous milieux confondus) est estimée à 3 milliards par an, dont 90% sont in fine récupérés ; à comparer aux 20 milliards de fraude fiscale annuelle en France, rarement le fait des plus pauvres...

- Les pauvres seraient irresponsables et profiteraient des allocations sans s'occuper de leurs enfants (...) De même, on entend régulièrement dire que tel parent est un cas social, qu'il démissionne, qu'il ne vient jamais, qu'il nous tient un discours de façade voire qu'il nous manipule... A-t-on le droit de parler avec autant d'assurance et de mépris de personnes que l'on connaît et comprend si peu ? Est-on sûr d'être dans le vrai ?

- L'équation qui "tue" : mauvais élèves = mauvais parents Si l'élève est agité, perturbateur, c'est "forcément" de la faute de ses parents, de son éducation, et les professionnels n'hésitent pas à dire qu'il faudrait commencer par éduquer les parents, par leur apprendre à être de bons parents. Jamais il ne viendrait à l'institution de se dire que c'est peut-être elle aussi qui "décroche" certains élèves, certaines familles en ne donnant pas suffisamment dans son accueil et son accès aux savoirs la possibilité à chacun, quels que soient son milieu, sa culture, son origine, de s'y retrouver, de s'y épanouir et de s'y sentir valorisé.

Une école au modèle éducatif figé et élitiste

Trop souvent aujourd'hui, on considère que ce n'est pas à l'école de construire le savoir avec et à partir de la culture et des apports de tous, mais aux élèves eux-mêmes de rentrer dans le cadre des apprentissages imposés. Dans la culture institutionnelle, il n'y a pas de place pour la culture et les formes d'expression et de valorisation des savoirs émanant des cultures populaires ou minoritaires. On manque de curiosité pour enrichir la vie commune et les apprentissages scolaires à partir des savoirs et cultures des familles et des enfants.

Le collège reste un "petit lycée" censé préparer un maximum d'élèves au lycée général ; les voies de formation professionnelles restent un second choix, et plus l'élève va être en difficulté, plus on va exiger de lui un projet d'orientation, de métier, de vie, et très tôt ; et cela sans prendre réellement les moyens de donner aux parents toute leur place dans ce cheminement d'orientation qui leur est complètement hermétique pour une bonne part.

L'école tend trop encore à calquer sur le fonctionnement de la société une méritocratie individuelle plutôt qu'une démarche coopérative, la réussite individuelle plutôt que la réussite et le projet collectif, l'individualisme plutôt que la solidarité dans son mode d'enseignement, dans ses évaluations, dans son fonctionnement global ; comment s'étonner alors qu'elle reproduise et aggrave les inégalités plutôt que de les réduire ?

Des pistes de solution pour réussir l'école avec tous les élèves et toutes les familles

Dialoguer encore et toujours même si c'est difficile et compliqué Un parent nous dit un jour : "Moi, je veux que mon fils trouve un apprentissage, un boulot". Son attente de l'école était grande, mais uniquement centrée sur les débouchés professionnels. Ce n'était pas forcément la conception de l'école, de l'enseignant ou du principal ; il faut du temps pour arriver à se comprendre sur les espérances et attentes réciproques de l'école, pour trouver un projet commun et éviter malentendu ou rupture de communication.

Importance de la notion de temporalité. Notre temps scolaire organisé en années scolaires ne correspond pas au temps des familles les plus fragiles pour se construire et se sentir en confiance. Il faut plusieurs générations pour sortir de la misère. Il est nécessaire de s'engager dans la durée avec les familles, de passer de l'accompagnement social-éducatif ponctuel au compagnonnage durable et équitable.

Importance aussi de rester ouvert aux sollicitations des familles, notamment en terme d'accompagnement lors des rendez-vous : être accompagnée d'une amie, d'une personne d'association peut être essentiel pour permettre à une personne en précarité de faire le pas de la rencontre avec le professionnel, de pouvoir s'exprimer, de pouvoir aussi en reparler avec un tiers a posteriori et décrypter ce qui s'est dit.

Dans nos écoles, donner toute leur place aux parents les plus fragiles

Des parents se mobilisent autour d'un spectacle d'école, d'un chantier, d'un repas culturel. Engager tous les parents et acteurs de l'école pour que le projet pédagogique et de vie du collège se construise avec tous les parents. Qu'il n'y ait pas des contacts, convocations ou des réunions parents-profs seulement quand il y a des problèmes… Exemple de la classe relais et importance d'un dialogue permanent, sans jugement, autour d'un projet pédagogique et éducatif global pour le jeune dont la famille est au centre. Si l'on enferme l'enfant dans un conflit de légitimité entre école et famille, c'est une situation insoutenable pour lui, et il choisira toujours sa famille.

Créer des partenariats et un maillage autour du jeune et de sa famille

Pour les élèves le plus en difficulté, il y a souvent une multitude de "suivis" qui se juxtaposent, se croisent sans jamais coopérer et faire sens : profs, médecins, éducateurs, assistants sociaux, etc. A la classe relais, on essaie, toujours à partir et autour du jeune et de sa famille, de réunir tous les acteurs et professionnels en lien avec l'enfant pour construire progressivement un projet éducatif global.

Arrêter de séparer pédagogie et éducatif, vie personnelle et vie à l'école

Un enfant est à prendre dans sa totalité, et on arrive à l'école avec ce qu'on est. Si l'enfant n'a pas eu à manger le matin, s'il a reçu des coups à la maison, s'il y a menace d'expulsion ou de placement, l'élève porte forcément cela en lui et on ne peut faire comme si tout cela disparaissait pour quelques heures à la porte du collège. Cela ne veut pas dire que c'est au collège de tout régler, mais il est de notre devoir de prendre l'initiative de fédérer toutes les forces pour et autour de l'enfant, parce que l'école est le dernier équipement public des lieux les plus marginalisés, elle est d'abord et toujours un lieu de sociabilité, d'apprentissage du vivre ensemble.

Nécessité d'une formation initiale et continue

Il est nécessaire que les profs et les principaux connaissent mieux ce que vivent les familles les plus précaires, mais aussi qu'ils connaissent la justice et les mesures éducatives, les placements, les migrants... C'est affaire de curiosité personnelle certes, mais plus encore de redéfinition des missions de l'enseignant et du chef d'établissement et de révision de la formation initiale et continue. Avec les familles du quart-monde, la question à se poser : "En quoi une meilleure connaissance de la réalité de ce que vivent les familles peut-elle constituer un projet pédagogique ?" Impulser une pédagogie de la coopération, où chaque élève ait une chance. Tout change quand le regard change sur l'enfant. Exemple : "Vous êtes la première personne qui dit que mon enfant sait faire quelque chose" (un parent).

Les plus pauvres attendent beaucoup de l'école

"Nous voulons une école qui prenne en compte la réalité de nos vies, nous voulons une école qui nous ouvre sur la vie, qui regarde chaque élève comme une chance. Cette école, nous voulons la penser ensemble".

"Savoir, c'est d'abord avoir la conscience d'être quelqu'un, pouvoir donner une signification à ce que l'on vit, à ce que l'on fait, pouvoir s'exprimer. Savoir, c'est comprendre ce que l'on est, ce que l'on vit, pour pouvoir le partager avec d'autres. C'est faire des expériences dont on ne sort pas humilié mais fier" (Joseph Wresinski)