Extraits

»Leur orientation réduite à des items et à des lettres de motivation, les lycéens sont victimes d’une logique où le quantifiable prime sur la culture et le savoir. (...) A l'heure où les nostalgiques de Mai 68 s’apprêtent à embaumer le souvenir de ce qu’on appelait alors «l’âge des possibles», leurs petits-enfants voient leur futur se décliner «en mode algorithme et prérequis.

»Fini le désir et l’envie, l’expérience et l’autonomie, l’invention de soi qui s’accompagne du risque d’espérer. Bienvenue dans le monde de la compétence et de l’adéquation, du parcours de vie et d’étude balisée où l’esprit d’initiative, de découverte se heurte au conformisme d’une ligne budgétaire à tenir. Plus de place pour l’erreur ou l’incertitude, encore moins la seconde chance ou la soudaine révélation. Bref, tout sauf la vie.

»Les élèves ne seront plus des individus singuliers avec leurs forces, leurs talents, leurs doutes et leur faiblesses, c’est-à-dire des êtres humains perfectibles. Fini les parcours atypiques, personne ne pourra se prévaloir d’être l’exception qui confirme la règle. Le monde de la culture et du savoir qui libèrent est battu en brèche par celui de la compétence quantifiable et mesurable.

»Le règne du profilage intégral peut commencer. La ligne droite et le terminus plutôt que la flânerie et la découverte. Ce qui importe, c’est de trouver sa case. (...) Il s’agit là de formater les élèves et leurs parents afin de leur faire accepter que si tout redevenait possible alors rien ne le serait jamais plus.»

»Mais qu’est-ce qu’orienter ? C’est permettre aux jeunes gens de se redéfinir à tout moment à partir d’une base solide qui leur indique une direction, c’est refuser les assignations pérennes, ne pas se laisser épingler sur le mur des attendus, ne pas se conformer à un plan pluriannuel de formation remastérisé à la sauce ultralibérale. « Et que le meilleur gagne ! » disent-ils. Mais personne n’est jamais sûr d’être le meilleur, et encore moins de le rester, ce qui est heureux.

»La loi ne doit jamais être celle du plus fort ou du marché mais plus sûrement celle de l’intelligence et du doute. Apprendre et éduquer, c’est se confronter au réel armé d’un savoir afin de le modifier pour le mettre à sa mesure et non s’y soumettre aveuglément. Nous en sommes loin. Une vie au parfum d’algorithme, voilà la promesse radieuse que nous offrons à notre jeunesse ainsi renvoyée à la solitude de ses écrans sous prétexte d’efficience et d’efficacité. Tel est le décor inhumain du nouveau marché des humanités.

»Faut-il rappeler qu’enseigner, c’est ouvrir l’horizon de la liberté et de la différence ? Faire le pari de l’humain et de ses imperfections plutôt que celui de la réification. S’il y a quelque chose d’indispensable à rêver le monde avant d’y prendre place, c’est d’abord à l’éducation de s’en charger. Se trouver plus grand que la vie, c’est renoncer à se laisser vendre une tombe sur mesure et à crédit. Nous le devons à nos enfants. (...)»■