Un monde où l’on s'intéresserait moins au lamentable état des élèves entrant dans nos établissements qu’au triste état où on les a mis quand ils en sortent.

Un autre monde que celui où, quand on réussit à l’école, on n’a pas besoin de faire un projet, on a une place réservée au soleil en classe première langue allemand, en seconde européenne, en classe préparatoire aux « grandes » écoles. Et, quand on y réussit moins bien, on est contraint de construire son projet personnel dans les plus brefs délais.

Ce qui se résume en fait à accepter, en toute liberté bien entendu, de consentir à se soumettre aux propositions insistantes des adultes, avec en prime, contrairement à ceux qui entrent au « vrai lycée », l’inquiétude au ventre de celui qui n’est pas sûr qu’il y ait une place pour lui, et l’impératif catégorique de « choisir une solution de recours/secours au cas où, n’est-ce pas, vous comprenez, des fois que... »

Un monde où les filles s’engageraient dans les formations de boulangère, pâtissière, mécanicienne, informaticienne, femme d’entreprise, cheffe d’établissement, et les garçons dans celles d’infirmier, professeur des écoles, secrétaire, sage-homme, et même... psychologue de l'éducation nationale.

Un monde qui donnerait sa chance à chacun, à chacune, et lui autoriserait une vraie nouvelle chance en cas d’hésitation, d’erreur d’aiguillage, d’essai non concluant... Pourquoi l’hésitation serait-elle interdite aux adolescents alors que les adultes semblent, eux, y prendre tellement goût ?

DRH : Direction du Respect Humain

Un monde qui ne relèguerait pas la plus grande partie de sa jeunesse hors la vie sociale et professionnelle jusqu’à des âges où les grands parents des adolescents d’aujourd’hui étaient déjà parents, mais leur donnerait des terrains d’expérimentation − à l’école et hors l’école − leur permettant de grandir et d’apprendre par les autres, pour les autres.

Un monde où on ne confondrait pas des milliers de salariés avec de vieilles chaussettes trouées au moment même où la Bourse et le taux de rendement des stocks options ou des fonds de pension n’en finissent pas de battre des records historiques, et où l’art de spéculer est érigé en valeur suprême.

Un monde où le respect fondamental de la dignité des personnes et leur droit inaliénable au développement personnel interdiraient de créer, et surtout de laisser subsister, des bureaucraties d’un autre âge et des hiérarchies dépassées.

Un monde où les directions des ressources humaines des entreprises et des ad-mini-strations seraient rebaptisées directions du respect humain (1).

Un monde où, sous couvert de modernisation et de mondialisation, une barbarie douce ne s’emparerait pas des entreprises et des établissements et ne sommerait pas les individus, surtout les plus jeunes et les plus démunis, d’être autonomes, et de se mobiliser en permanence.

Et puis, je me suis réveillé. ■

(1) Selon l’expression employée par Françoise Villalonga, responsable des ressources humaines de la Société Legrand de Sillé-le-Guillaume (Sarthe), lors de la visite organisée dans le cadre des Mercredis de l’entreprise de l'association FormaSarthe le 3 février 1999 (l'une des 250 visites d'entreprises, d'associations, etc. que j'ai organisées et réalisées entre 1987 et 2008 à l'intention des professeurs, des conseillers d'orientation, des chefs d'établissement, etc.).

Pour rêver... et se réveiller plus loin

« Serait-il insensé d’espérer enfin, non pas un peu d’amour, si vague, si aisé à déclarer, si satisfait de soi, et qui s’autorise à user de tous les châtiments, mais l’audace d’un sentiment âpre, ingrat, d’une rigueur intraitable et qui se refuse à toute exception : le respect ? » Viviane Forrester, L’horreur économique, Fayard, 1996, page 206.

La version initiale de cet article était destinée à la revue Passerelles de novembre 1999 publiée par l'inspection académique de la Sarthe dans le cadre de la Mission générale d'insertion de l'éducation nationale. L'inspecteur d'académie de l'époque l'a interdit. Cette censure ordinaire dit assez les aléas de la démocratie quotidienne dans les institutions de la République. La revue Les Cahiers pédagogiques l'a publié dans le numéro 504 de mars 2013 consacré au Sens de l'orientation puis dans le Hors-série numérique 59 Combattre les inégalités, faire avancer concrètement la démocratisation, juin 2022.

Ce mot a été amodié le 5 juillet 2022