Pour une éthique de la considération
Par Jacques Vauloup le dimanche 14 avril 2019, 02:45 - Anthroposcènes - Lien permanent
Pourquoi avons-nous tant de mal à changer nos styles de vie alors que notre modèle de développement a un impact environnemental et social destructeur ? Quels traits moraux peuvent nous conduire à avoir du plaisir à faire le bien, au lieu d'être constamment déchirés entre le bonheur et le devoir ?
D'après Corine Pelluchon, une éthique des vertus, une éthique de la considération est à inventer, qui s’intéresse à nos motivations concrètes, aux représentations et aux affects qui nous poussent à agir avec tous les êtres vivants, humains et non humains. L’éthique de la considération prend sa source dans les morales antiques, mais elle rejette leur essentialisme. Elle s’appuie, pour chacun d'entre nous, sur la conscience de sa propre humilité et de sa vulnérabilité.
Alors que Bernard de Clairvaux fait reposer la considération sur une expérience de l’incommensurable supposant la foi et une transascendance (mouvement de bas en haut), et que les stoïciens la fondent sur un anthropocentrisme imposant le souci de soi plutôt que le souci du monde, Corine Pelluchon la définit par la transdescendance (mouvement de haut en bas). Celle-ci désigne un mouvement d’approfondissement de soi-même permettant au sujet d’éprouver le lien l’unissant aux autres vivants, humains et non humains, et de transformer la conscience de son appartenance au monde commun en savoir vécu et en engagement. Corine Pelluchon cite Etty Hilllesum (p. 28) : Nous ne corrigerons quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n'ayons d'abord corrigé en nous
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Extraits.
S'émerveiller de la beauté des choses, regarder les choses et les êtres en leur accordant de l'importance, avoir de la considération pour quelqu'un, pour un être humain ou un animal signifie reconnaître qu'il a une valeur propre et se porter garant de sa dignité, affirmer qu'il ne saurait être réduit à une chose ou à un moyen et que son existence enrichit le monde
(p. 37). Se soucier de soi n'est pas prendre soin de son corps, des honneurs ou des richesses ; c'est prendre soin de son âme
(p. 39) L'individu seul ne peut changer l'ordre des choses, mais, sans la résolution de chaque personne à modifier son style de vie et à peser sur les gouvernements, nous ne connaîtrons ni l'harmonie sociale, ni la prospérité. C'est pourquoi il est urgent d'enclencher un processus civilisationnel passant à la fois par l'émancipation des individus et le volontarisme politique
__ (p. 261)
Saurons-nous inventer de nouvelles Lumières pour le 21ème siècle, interroge Corine Pelluchon dans sa conclusion ? Comment offrir aux nouvelles générations une éducation morale permettant autonomie, esprit critique et fin de l'économisme destructeur ? Comment dépasser les dualismes humain/nature, esprit/corps, rationalité/émotions, individuel/collectif ? Comment partir non de Dieu, mais que chacun parte de ce qu'il est, un être engendré, de ce qu'il a, de sa position sur terre, de ses infirmités, de son corps ?
(p. 265)
L'éthique de la considération réconcilie théorie et pratique, plaisir pour soi et devoir envers le monde humain et non humain, éthique et esthétique. Corine Pelluchon nous invite à rester humains dans un monde inhumain, respectueux de tous les êtres vivants, humains et non humains. Avons-nous le choix de ne pas la suivre si nous voulons promouvoir un monde vraiment habitable ? Un grand ouvrage de philosophie politique et d'éthique des vertus pour le temps qui vient, pour le monde qui vient.■
Pour aller plus loin
Site personnel Corine Pelluchon
Manifeste animaliste de Corine Pelluchon, Les chemins de la connaissance, 13 janvier 2017
Sur Ethique de la considération, article dans Libération, 13-14 janvier 2018
Promouvoir un monde habitable, article de Roger-Pol Droit, Le Monde, 26 janvier 2018
Quelle éthique des vertus pour le monde qui vient ? Colloque Cerisy-la-salle, juin 2019