Dans son introduction au n°42 de la revue Travailler, Isabelle Gernet note que la journée d'étude du 7 décembre 2018, dont la revue se fait l'écho, a mis en exergue le débat interdisciplinaire qui anime la psychodynamique du travail depuis ses premiers développements. À ce titre, le rapport avec la psychanalyse tient une place particulière, puisque la psychodynamique du travail trouve son point d’origine dans la rencontre entre psychanalyse et ergonomie. Alors que la psychanalyse, et plus précisément la métapsychologie freudienne (…) a toujours constitué un appui théorique majeur pour la conception anthropologique portée par la psychodynamique du travail.

Sont abordés le rôle des défenses chez le sujet afin de neutraliser sa sensibilité à la souffrance de l’autre, les effets pathogènes de la souffrance éthique, les ressorts subjectifs de la domination et les conduites visant à l'infliger ou à la subir, l'étiologie des décompensations psychopathologiques (suicides, pathologies de surcharge, harcèlement moral). Mais aussi, en rapport avec le sous-titre de l'ouvrage de Dejours (1998), « La banalisation de l’injustice sociale », l’analyse des conditions sociales impliquées dans la genèse de la servitude volontaire et des obstacles à l’émancipation individuelle. Et la controverse féconde avec certains sociologues du travail accusant l'auteur d'une dérive psychologisante de la psychodynamique du travail qui euphémiserait le rôle des structures sociales dans la production des rapports de domination, n'est pas scotomisée.

Du point de vue de la psychodynamique du travail, l’action repose sur la capacité de penser, de perlaborer (1) le rapport individuel et collectif au travail. La capacité de penser les ressorts du consentement à la domination et sa propre participation au système qui fait souffrir serait au contraire l’étape incontournable en matière d’action rationnelle sur l’organisation du travail (…) Aujourd'hui dans le champ de la pratique, on pourrait dire que le travail de pensée sur le travail s’avère extrêmement problématique et particulièrement détérioré. Ce constat s’effectue à la fois dans le champ de la clinique individuelle et dans le champ des interventions collectives à partir de l’identification des difficultés qui touchent en propre la capacité de penser, d’autant plus que l’activité de pensée entretient des rapports étroits avec l’éthique. (Isabelle Gernet)

Avec les articles de Hélène Tessier, Emmanuel Renault, Duarte Rolo, Béatrice Edrei, Antoine Duarte, Christophe Demaegdt, Enrico Donaggio, Camilla Emmenegger, Francesco Gallino et Daniele Gorgone.

« Ainsi, écrivait C. Dejours dans l’avant propos de Souffrance en France, le rapport au travail des gens ordinaires se dissocie-t-il progressivement de la promesse de bonheur et de sécurité partagés : pour soi-même d’abord, mais aussi pour ses collègues, pour ses amis et pour ses propres enfants. Cette souffrance s’accroît avec l’absurdité d’un effort au travail qui ne donnera pas en retour de satisfaction vis-à-vis des attentes qu’on y place au plan matériel, affectif, social et politique » (p. 16). Cette proposition reste aujourd’hui particulièrement d’actualité.

La revue se termine par un texte inédit, majeur et exceptionnel, la Déposition de Christophe Dejours au procès France Telecom-Orange le 10 mai 2019. Le directeur de l'Institut de psychodynamique du travail expose devant le tribunal les différentes formes de suicide au travail et présente les conséquences psychiques du suicide d'une personne sur son lieu de travail sur son entourage.

Et il conclut :

Le suicide au travail constitue le haut de l’iceberg. Dans l’ombre, il y a un nombre considérablement plus important de dépressions sans suicide et de décompensations somatiques de toutes sortes dont l’étiologie peut être éclaircie en convoquant la théorie psychosomatique. Le suicide au travail a des conséquences désastreuses sur les autres salariés et sur les membres de la famille, notamment les enfants. Le suicide au travail, au-delà de ses conséquences locales, a, en fait, aussi des conséquences sur la société et la cité tout entière, en vertu du principe de la centralité du travail (Cabanes, 2019). Il n’y a pas de fatalité dans le chemin causal qui mène aux suicides au travail. L’organisation du travail relève de choix en matière de direction des entreprises. Il est toujours possible de faire autrement.

(1) Perlaboration : Processus par lequel l'analyse intègre une interprétation et surmonte les résistances qu'elle suscite. Il s'agirait là d'une sorte de travail psychique qui permet au sujet d'accepter certains éléments refoulés et de se dégager de l'emprise des mécanismes répétitifs. Source : Vocabulaire de la psychanalyse, Laplanche J., Pontalis J.-B., PUF, édition 2007, p. 305.

Ce billet a été amodié le 24 février 2020 puis le 4 novembre 2022

Pour aller plus loin

«Souffrance au travail» 20 ans après, revue Travailler, 2019-2, n°42