Comme l'a si bien exprimé Paloma Soria Brown dans l'interview qu'elle a réalisée de l'auteure dans Libé du 15 novembre 2019, Tiffany Watt Smith revalorise politiquement la part émotionnelle de l’être humain, qui est tout aussi fondamentale que la raison. Pendant longtemps, la dévalorisation, la dénégation et la stéréotypisation auxquelles ont été soumises les émotions ont contribué à exercer sur les corps une forme de contrôle social. Souvent cachées, scotomisées, décriées, rabaissées dans l'ombre de la rationalité, du poids de la religion et des stéréotypes de genre, les émotions avaient besoin d'une réhabilitation à la fois sérieuse, documentée, foisonnant d'anecdotes historiques, et de plaisir. Oui, de plaisir. Cet ouvrage constitue ce miracle inattendu.

Petit florilège

«A» comme «Amae», en japonais, le fait de se sentir vivifié par l’amour d’un être cher que l’on sait acquis. Ou comme Awumbuk, une brume oppressante qui, selon les Beining de Nouvelle-Guinée, persiste trois jours après le départ des invités et génère distraction et inertie.

«B» comme «Basorexie», l’envie soudaine d’embrasser quelqu’un. Ou comme Brabant, fort penchant à voir jusqu'où vous pouvez pousser quelqu'un.

«C» comme Compassion. Ou comme «Compersion», ce plaisir déroutant que l’on peut ressentir quand on sait que la personne que l’on aime en désire une autre, un amour par procuration en quelque sorte. Ou comme Calme. Ou comme Chagrin. Ou comme Choc. Ou comme Colère bien sûr. Ou comme Courage.

D comme Déception : Ceux qui ont un chien en savent long sur la déception (p. 115). Ou comme Dégoût. Ou comme Délectation. Ou comme Dépaysement. Ou comme Dolce far niente, le plaisir de ne rien faire (p. 133).

E comme Effroi. Comme Egarement, Emerveillement, Empathie. Ennui ou Envie, y compris Envie de disparaître. Mais aussi comme Estomac noué ou Être content pour autrui.

F comme Fago : mélange de compassion, de tristesse et d'amour chez les Ifaluk de Caroline-du-Sud. Ou comme Flapitude. Ou comme Fureur.

G comme Gratitude, ou comme Greng jai, sentiment de réticence à accepter l'aide offerte par quelqu'un à cause du dérangement (Thaïlande).

H comme Haine, ou comme Han, acceptation collective de la souffrance et aspiration tranquille à connaître des jours meilleurs (Corée). Mais aussi comme Honte, Humilité et Humiliation.

I comme Iktsuarpok : chez les Inuits, attente nerveuse qui les pousse à scruter les étendues arctiques glacées pour discerner au loin l'arrivée d'un traîneau. Cette attente nerveuse de l'arrivée d'un texto s'y apparente sans doute...

J comme Jalousie.

La place dévolue à ce billet ne permet pas de prolonger la présentation des 154 entrées proposées par l'auteure. Tiffany Watt-Smith : On a tendance, à notre époque, à considérer la peur comme une émotion négative. Pourtant, il arrive que cette peur soit, en fait, une forme d’excitation : vous êtes nerveux parce que vous êtes sur le point de participer à une compétition, par exemple, et c’est effrayant mais stimulant. On pourra alors penser que c’est une sorte de peur positive. D’autres cultures que la nôtre envisagent la peur de nombreuses et différentes façons. Les Pintupi, de l’ouest de l’Australie, parlent ainsi de quinze sortes de peur très diverses (Libé, 15 novembre 2019). (…) Avant 1830, les émotions en tant que telles n’existaient pas, on parlait de «passions», d’«accidents de l’âme», de «sentiments moraux»… Et on a longtemps cru que les émotions étaient déclenchées depuis l’extérieur par l’intervention divine. Par exemple, au XIIIe siècle, quand des moines sentaient leur nuque se raidir de la façon que j’ai évoquée, ils pensaient que cette réaction était la manifestation de ce qu’ils appelaient une «peur merveilleuse», due au fait d’être en présence de Dieu. On croyait aussi que rougir était une punition divine : puisque tout le monde pouvait voir sur notre visage que nous avions commis une mauvaise action, cela nous forçait à l’avouer. (…) On assiste à une nouvelle résurgence des émotions depuis les années 90, parce que de nouvelles recherches suggèrent qu’elles sont plus intégrées dans nos activités quotidiennes que ce que nous pensions. (…) Le fait de reléguer les émotions au second plan et de leur attribuer certains stéréotypes correspond à une forme de contrôle social. Quand j’ai rédigé ce dictionnaire, je venais d’avoir un bébé et j’étais très intéressée par l’idée que la tendresse que l’on ressent envers les enfants est une émotion féminine, comme si les hommes ne pouvaient pas la ressentir aussi. Nous sommes souvent pris dans ce genre d’attentes sociales, cantonnés dans certains rôles et à certaines émotions selon qui nous sommes. Et la façon dont on définit ce qui est ou non une réaction émotionnelle normale reflète parfois des préjugés profondément ancrés dans la société. Un grand ouvrage de sciences humaines et anthropo-sociales. Fascinant.