Sur la vraie vie
Par Jacques Vauloup le dimanche 19 avril 2020, 04:10 - Ex libris - Lien permanent
En janvier 2020, le philosophe helléniste-sinologue François Jullien a publié De la vraie vie aux éditions de l'observatoire. Un ouvrage savant mais accessible au béotien attentif et concentré. Qu'est-ce que la «vraie vie» ? La « vraie vie » n’est pas la
vie belle
, ou la vie bonne
, ou la vie heureuse
.
Elle n’est surtout pas dans les boniments du «bonheur» et du développement personnel
qui font aujourd’hui un commerce de leur pseudo-pensée. Elle ne projette aucun contenu idéal. Mais elle est le refus têtu de la vie perdue ; dans le non à la pseudo-vie. C'est tenter de résister à la non-vie, comme penser est résister à la non-pensée. La «vraie vie» permet de séparer deux vies : la vie banale, la pseudo-vie, l'apparence de vie, et «celle qui s'en écarte en quête d'une vie qui vit». Avoir osé l'écart − un écart suffisant pour qu'un autre avenir commence de se soupçonner.
«Tant, en effet, ont entrevu, en cours de vie, la possibilité d'une autre vie, mais s'en sont prudemment − s'épargnant, se ménageant − et «économiquement» détournés, restant dans les clous de la vie commune, de la vie connue, de l'argent, de la carrière, de la famille, de la profession et même de la religion : de tout ce qui peut rassurer et conforter (p. 36) (…) Ai-je osé cet écart devenant décisif au point de m'aventurer hors de la vie emmurée, autrement dit la non-vie, non par goût de l'anomalie, mais par ce que je pressens dès lors de la possibilité d'une autre vie, qui serait la vie vraie, dont les autres n'ont même pas idée ?»
Le renversement qui s'opère alors est le moment d'un découvrement à proprement parler, plutôt que d'une découverte, (…) en ce sens que la vie s'y perçoit alors autrement qu'on la voyait précédemment, c'est-à-dire dessous ce qui grégairement la recouvrait. C'est-à-dire que ce que l'on croyait précédemment de la vie sous l'opinion accumulée, sous tout ce qui s’en est dit, colporté et sédimenté au cours des âges, sous tout ce à quoi, au cours des âges, on s'est fié et on s'est fait, n'apparaît plus qu'un entassement opprimant et dissimulant ce que serait plus véridiquement la vie (…)
C'est à quoi vous passerez quotidiennement votre temps qui fait ce que vous serez vous-même effectivement : on choisit chaque jour, à chaque heure, à quoi on passe sa journée, du moins à quoi on attache sa pensée. Prendre du recul, de l'ampleur de vue, du point de vue d'ensemble, de la «totalité», considérer l'histoire en grand, à l'échelle des siècles.
Hauteur de vue ↔ Hauteur de vie
Élévation de la pensée ↔ Élévation de la vie
Tout entière, la vraie vie consiste dans ce découvrement même : dans cet effort incessant pour défaire et retirer, à tout instant, activement, en cours de vie, ce qui dissimule, réduit et falsifie la vie − fait de nos vies une «caricature» ou bien une «absence» de vie (p. 60).
François Jullien nous indique que le taoïsme nomme hommes vrais «ceux qui ont creusé l'écart, vivent à part, ont tout fait pour rompre avec le conformisme et d'abord le ritualisme» (p. 63) «Ni ils collent, ni ils ne quittent : ni ils ne s'engluent, ni non plus ils n'excluent ; ni ils ne s'assouvissent aux relations, ni non plus ils y renoncent. Ni le monde, ni le désert…» (p. 64)
Les écoles de pensée ou écoles de vie de l'Antiquité ont apporté leur interprétation de la vie bonne
. Pour les cyrénaïques : vivre selon le plaisir. Pour les cyniques : vivre selon les animaux. Pour les stoïciens : se reconnaître comme faisant partie de l'enchaînement causal qui fait le monde. Pour les épicuriens : en épousant l'aléatoire des entrechoquements d'atomes dans le vide… (p. 91)
Mais en fait, selon l'auteur, la «vraie vie» est au-dessus de toute «école de vie» ; elle est dé-couvrement, et se suffit de cela, «à tout instant, sans répit». Elle n'est pas un impératif, une morale à suivre, une prescription, mais un «refus» et une «résistance» (p. 93). «C'est à ne pas laisser recouvrir le possible ouvert, à chaque instant, par et dans la vie, que la vie, n'étant plus perdue, commence d'être une vie qui vit» (p. 110)
Dé-résignation
Dés-enlisement
Dés-aliénation
Dé-réification
Alors, puisqu'on ne peut pas ne pas vivre, comment tenter de vivre une vraie vie
? (p. 151) «Tenter, c'est faire effraction. Tenter, c'est essayer, face à une difficulté repérée, d'y percer une issue possible (…) Tenter est stratégique, de stratégie éthique» (p. 159). Valéry : «Le vent se lève, il faut tenter de vivre !» «Si tenter, c'est toucher, jusqu'à quel point faut-il toucher effectivement au négatif de la vie, s'y enfoncer, pour briser la positivité «heureuse», conforme, recouvrant la vie ?» (p. 170) Tenter de vivre, c'est «survivre» (p. 174). Nous seulement nous maintenir en vie, mais être effectivement vivants. Sur-vivre, en deux sens : surmonter la difficulté de vivre, mais aussi vivre plus loin. D'une part, vivre est immédiat ; d'autre part, vivre est essayer, tenter, conquérir.
Pour François Jullien, interrogé par Roger-Pol Droit dans Le Monde le 16 avril, « la pandémie due au coronavirus peut nous permettre d’accéder à la vraie vie ». En chinois, la crise se traduit par wei-ji : « danger-opportunité ». La crise s’aborde comme un temps de danger à traverser en même temps qu’il peut s’y découvrir une opportunité favorable ; et c’est à déceler cet aspect favorable, qui d’abord peut passer inaperçu, qu’il faut s’attacher, de sorte qu’il puisse prospérer. Aussi le danger en vient-il à se renverser dans son contraire. De tragique, le concept se dialectise et devient stratégique. La vraie vie n’est pas une vie idéale ou une autre vie, mais la vie qui résiste à cette vie perdue, fait front contre cette résignation et cet enlisement, cette aliénation et réification de la vie menaçant la vie, à l’insu même de la vie. Or comment commencer de dire non à cette vie qui – au fil des jours, ou ne serait-ce pas plutôt depuis toujours ? – n’est plus qu’un semblant de vie ? Peut-être est-ce justement l’opportunité de la crise, son côté « favorable », que de nous donner un appui, une occasion – dans ce retrait, parce que nous sommes remis brutalement devant nous-mêmes – de répudier la vie factice qui par trop se lézarde, et de reprendre pied dans de la vraie vie.