Edgar Morin en prise sur la crise
Par Jacques Vauloup le jeudi 16 avril 2020, 03:15 - Anthroposcènes - Lien permanent
Avec Sur la crise, les éditions Flammarion ont l'heureuse initiative de rééditer en un seul volume deux ouvrages antérieurs d'Edgar Morin : Pour une crisologie (L'Herne, 2016) et Où va le monde ? (Lherne, 2007). Depuis des décennies, le presque centenaire Edgar Morin, né en 1921, nous fait partager ses lumineuses analyses sur la société et une méthode de compréhension de nos temps supposés modernes ou post-modernes :
Une crise a des potentialités négatives de régression et de destruction, et des potentialités positives qui, grâce à l'imagination créatrice, permettent de trouver de nouvelles solutions. Nous sommes dans une crise de civilisation.
L'individualisme, qui semblait permettre l'autonomie de chacun, libérer les jeunes générations de l'emprise de leurs parents et donner un sens à la responsabilité personnelle, développe, des aspects de plus en plus négatifs, comme la perte du sentiment de communauté, de solidarité.
(pages 11-14)
On se souvient que, dans Terre-Patrie (1993), Edgar Morin avait magnifié la communauté de destin, de problèmes et de périls de tous les humains. Les crises succédant aux crises, le penseur-philosophe-sociologue inclassable ajoute aujourd'hui, un rien désabusé, mais non désespéré : Il y a donc bien une crise de l'humanité qui n'arrive pas à être l'humanité.
(p. 15)
Risque de régression, chance de progression
Pour l'auteur, signifiant à l'origine décision
(crisis), crise
signifie aujourd'hui indécision
. Toute crise est accroissement du désordre et de l'incertitude dans un système individuel ou collectif. Ce désordre est provoqué par, ou provoque le blocage de dispositifs organisationnels, notamment régulateurs (feed-back négatifs) y déterminant d'une part des rigidités, d'autre part des déblocages de virtualités jusqu'alors inhibées ; celles-ci se développent de façon démesurée (ubris) tandis que les différences se transforment en oppositions et les complémentarités en antagonismes (p. 19).
Une théorie des crises sociales, qu'Edgar Morin dénomme crisologie
, ne peut exister sans trois principes : un principe systémique, un principe cybernétique (homéostasie), un principe néguentropique (réorganisation, renouvellement, lutte contre l'entropie). Et on ne saurait oublier, d'après lui, les trois composantes du concept de crise : l'idée de perturbation, l'accroissement du désordre et des incertitudes, le jeu blocage/déblocage (développement des feed-back positifs, transformation des complémentarités en concurrences et antagonismes, multiplication des ''double-binds'' ou doubles contraintes, déclenchement d'activités de recherches critiques mais aussi d'activités magiques, mythiques et imaginaires. Bref, la crise a un double visage en permanence, elle comporte à la fois un risque de régression et une chance de progression (p. 37).
Où va le monde ?
Beaucoup croient que nous avons tout perdu en perdant nos illusions. Au contraire, nous avons fait une acquisition prodigieuse, celle de la prise de conscience nécessaire et peut-être, dans le jeu de la vérité et de l'erreur, salutaire. Nous avons perdu la promesse du progrès, mais c'est un très grand progrès, enfin, de découvrir que le progrès était un mythe. (…) Mais nous voilà capables d'agir pour le futur, en pleine conscience des aléas, réactions, effets pervers et effets boomerangs de toute action. Nous sommes dans une planète qui titube, vit au jour le jour. Peut-être, ai-je dit, tout est-il déjà joué, mais nous ne le saurons que bien plus tard. Peut-être tout continue-t-il à se jouer et se rejouer, en mille bifurcations, hésitations, ici et là dans le monde, et qu'à chaque fois, la décision dépend de courage et de lâcheté, de lucidité et d'égarement
(p. 126).
Et l'écrivain-Résistant d'ajouter ce message d'espoir, mais aussi d'énergie et de fraternité des humains : Rien n'est sûr, surtout pas le meilleur, mais y compris le pire. C'est dans nuit et brouillard qu'il nous faut jouer. (…) On en revient à ce que nous savions avant toute connaissance et toute conscience, tout en arrivant à ce que toute connaissance et toute conscience nous disent d'accomplir et d'épanouir.
Vivre ce que l'on subit
Comme le dit Emmanuel Housset, enseignant-chercheur en philosophie à l'université de Caen, à propos de l'actuelle pandémie qui touche la planète : "La crise est là, on ne la choisit pas, on la subit, et il ne sert à rien de tomber dans le désespoir mélancolique du "si nous avions été plus prudents". (…) Si nous ne décidons pas de la crise, nous pouvons décider du sens que nous lui donnons, non seulement par la réflexion, mais également par notre action. C’est en agissant qu’il est possible de donner sens à ce qui nous tombe dessus, et dans ces circonstances plus encore que dans d’autres. (...) Il ne s’agit pas du tout de céder à un volontarisme optimiste, mais au contraire de prendre conscience de l’étendue du drame qui est en train de se jouer dans le monde. (…) Bien sûr, on peut attendre de cette crise de la nouveauté, de la créativité, une capacité à réinventer le monde, mais tout cela sera vain si elle n’est pas également le moment d’une reconnaissance plus haute du « droit d’être un homme », comme disait Vassili Grossman depuis une autre crise. Pour le philosophe, il dépend de notre responsabilité que cette crise ne soit pas un simple tournant vers une autre époque, mais un retournement éthique dans une promesse que l’humanité se fait à elle-même."
Ressentir la communauté des destins de toute l'humanité
Dans une interview donnée à Libération le 27 mars 2020, Edgar Morin envisage le confinement instauré en France à la mi-mars suite à l'épidémie COD-19 comme une occasion inespérée de régénérer la notion même d’humanisme. Sociologue, philosophe, «humanologue», écrivain mondialement connu, complexologue
averti (Introduction à la pensée complexe, Seuil, 1990), Edgar Morin analyse avec acuité la crise que nous vivons. Lisons-le avec une grande attention, car chacun de ses mots est essentiel :
Nous sommes actuellement soumis à une triple crise. La crise biologique d’une pandémie qui menace indistinctement nos vies et déborde les capacités hospitalières, surtout là où les politiques néolibérales n’ont cessé de les réduire. La crise économique née des mesures de restriction prises contre la pandémie et qui, ralentissant ou stoppant les activités productives, de travail, de transport, ne peut que s’aggraver si le confinement devient durable. La crise de civilisation : nous passons brusquement d’une civilisation de la mobilité à une obligation d’immobilité. Nous vivions principalement dehors, au travail, au restaurant, au cinéma, aux réunions, aux fêtes. Nous voici contraints à la sédentarité et à l’intimité. Nous consommions sous l’emprise du consumérisme, c’est-à-dire l’addiction aux produits de qualité médiocre et aux vertus illusoires, l’incitation à l’apparemment nouveau, à la recherche du plus plutôt que du mieux. Le confinement pourrait être une opportunité de détoxification mentale et physique, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le frivole, le superflu, l’illusoire. L’important c’est évidemment l’amour, l’amitié, la solidarité, la fraternité, l’épanouissement du Je dans un Nous. Dans ce sens, le confinement pourrait susciter une crise existentielle salutaire où nous réfléchirions sur le sens de nos vies. Ces crises sont interdépendantes et s’entretiennent les unes les autres. Plus l’une s’aggrave, plus elle aggrave les autres. Si l’une diminue, elle diminuera les autres. (…) Plus profondément, cette crise est anthropologique : elle nous révèle la face infirme et vulnérable de la formidable puissance humaine, elle nous révèle que l’unification techno-économique du globe a créé, en même temps qu’une interdépendance généralisée, une communauté de destins sans solidarité. Cette polycrise devrait susciter une crise de la pensée politique et de la pensée tout court. La phagocytation du politique par l’économique, la phagocytation de l’économique par l’idéologie néolibérale, la phagocytation de l’intelligence réflexive par celle du calcul, tout cela empêche de concevoir les impératifs complexes qui s’imposent. Ainsi combiner mondialisation, pour tout ce qui est coopératif, et démondialisation, pour sauver les territoires désertifiés, les autonomies vivrières et sanitaires des nations. Combiner développement, qui comporte celui, positif, de l’individualisme, et enveloppement, qui est solidarité et communauté. Combiner croissance et décroissance, en déterminant ce qui doit croître et ce qui doit décroître. La croissance porte en elle la vitalité économique, la décroissance porte en elle le salut écologique et la dépollution généralisée. L’association de ce qui semble contradictoire est ici logiquement nécessaire. (…) Nous n’avons pas besoin d’un nouvel humanisme, nous avons besoin d’un humanisme ressourcé et régénéré. L’humanisme régénéré puise consciemment aux sources de l’éthique, présentes dans toute société humaine, qui sont solidarité et responsabilité. La solidarité suscite la responsabilité et la responsabilité suscite la solidarité. Ces sources demeurent présentes, mais en partie taries et asséchées dans notre civilisation sous l’effet de l’individualisme, de la domination du profit, de la bureaucratisation généralisée. L’humanisme régénéré est essentiellement un humanisme planétaire. L’humanisme antérieur ignorait l’interdépendance concrète entre tous les humains devenue communauté de destins, qu’a créée la mondialisation et qu’elle accroît sans cesse. Comme l’humanité est menacée de périls mortels (multiplication des armes nucléaires, déchaînement de fanatismes et multiplications de guerres civiles internationalisées, dégradation accélérée de la biosphère, crises et dérèglements d’une économie dominée par une spéculation financière déchaînée), ce à quoi s’ajoute désormais la pandémie virale qui accroît ces périls, la vie de l’espèce humaine et, inséparablement, celle de la biosphère devient une valeur prioritaire.
Et il ajoute : Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser. (…) L’humanisme, à mon sens, ce n’est pas seulement la conscience de solidarité humaine, c’est aussi le sentiment d’être à l’intérieur d’une aventure inconnue et incroyable. Au sein de cette aventure inconnue, chacun fait partie d’un grand être constitué de sept milliards d’humains, comme une cellule fait partie d’un corps parmi des centaines de milliards de cellules. Chacun participe à cet infini, à cet inachèvement, à cette réalité si fortement tissée de rêve, à cet être de douleur, de joie et d’incertitude qui est en nous comme nous sommes en lui. Chacun d’entre nous fait partie de cette aventure inouïe, au sein de l’aventure elle-même stupéfiante de l’univers. Elle porte en elle son ignorance, son inconnu, son mystère, sa folie dans sa raison, son inconscience dans sa conscience, et chacun porte en soi l’ignorance, l’inconnu, le mystère, la folie, la raison de l’aventure plus que jamais incertaine, plus que jamais terrifiante, plus que jamais exaltante
.
Ce billet a été modifié le 19 avril puis le 17 juin 2020
Pour aller plus loin
Morin E. (2020), Changeons de voie, les leçons du coronavirus, Denoël, 160 p.