Est-ce un vent mortel ? Sont-ce des insectes que nous avalons et qui nous dévorent ?
Par Jacques Vauloup le jeudi 7 mai 2020, 03:49 - Anthroposcènes - Lien permanent
C'est par ces mots aériens et puissants, en styliste admirable de la langue française, que, dans Les Mémoires d'outre tombe (1849), le combourgeois François-René de Chateaubriand (1768-1848) aura évoqué l'épidémie de choléra qui fit en 1832, à Paris, 20.000 morts et environ 100.000 morts en France. Un peu plus tôt, le cordouan Lucius Annaeus Seneca, alias Sénèque (env. 4 av. J.-C.- 65 apr. J.-C.), philosophe de l'école stoïcienne dont les traités philosophiques De la colère (De ira), De la vie heureuse (De vita beata) ou De la brièveté de la vie (De brevitate vitae) auront traversé les siècles sans avoir perdu une ride, aura rédigé également les admirables et copieuses Lettres morales à son ami Lucilius (Epistulae morales ad Lucilium).
Dans la lettre 95, livre XV, il indique à Lucilius que, si la simple énonciation de préceptes moraux suffisait antérieurement pour arriver sagement au bonheur, le vice, en se faisant plus dangereux dans ces temps dépravés, a contraint la sagesse à se faire plus savante, comme la médecine a dû se perfectionner à mesure que se sont multipliés les désordres physiologiques dont nos excès sont la cause.
Morceaux choisis
(17) Innumerabilia praetera febrium genera, aliarum impetu saevientium, aliarum tenui peste repentium, aliarum cum horrore et multa membrorum quassatione venientium ? // Et que dire de ces fièvres aux formes innombrables, qui tantôt se déchaînent d'un seul élan (impetu), tantôt s'insinuent en poison lent (tenui peste), tantôt se présentent accompagnées de frissons et de convulsions spasmodiques ?
(18) Immunes erant ab istis malis qui nondum se deliciis solverant, qui sibi imperabant, sibi ministrabant, Corpora opere ac verbo labore durabant aut cursu defatigati aut venatu aut tellure versanda : excipiebat illos cibus qui nisi esurientibus placere non posset. Itaque nihil opus erat tam magna medicorum supellectile nec tot ferramentis atque pyxidibus. Simplex erat valetudo : multos morbos multa fericula fecerunt. // Ils étaient exempts de ces fléaux les hommes d'autrefois que les délices n'avaient pas énervés et qui n'avaient qu'eux-mêmes pour maîtres et serviteurs. Ils s'endurcissaient le corps à la peine, au vrai travail, se dépensant à la course, à la chasse, au labour. Le repas qui les attendait était de ceux que l'appétit seul fait trouver bons. C'est pourquoi ils n'avaient pas besoin d'un si grand appareil de médecins, de tant d'instruments chirurgicaux ou de boîtes à remèdes. Toute indisposition était simple comme sa cause : la multiplicité des plats a multiplié les maladies (multos morbos multa fericula) .
(19) Vide quantum rerum per unam gulam transiturarum permisceat luxuria, terrarum marisque vastatrix. Necesse est itaque inter se tam diversa dissideant et hausta male digerantur aliis alio nitentibus. Nec mirum quod inconstans variusque ex discordi cibo morbus et illa ex contrariis naturae partibus in eundem conpulsa redundant ? Inde tam nullo non aegrotamus genere quam vivimus. // Vois l'amas, le mélange de substances que fait passer par le même gosier le luxe, dévastateur des continents et des mers (luxuria, terrarum marisque vastatrix). Nécessairement, des aliments aussi hétérogènes ne se combinent pas et, une fois avalés, ils s'assimileront mal en contrecarrant leurs effets. Faut-il s'étonner que de telles disconvenances dans le régime engendrent des maladies si capricieuses et si variées, et que des substances provenant d'éléments naturels opposés, si elles pénètrent d'un coup dans le même organisme, sont rejetées au dehors ? De là vient que nous avons sans exception toutes les maladies de même que toutes les variétés de victuailles (NDLR. Ou bien : Ainsi, nos maladies ne proviennent-elles d'autre source que de ce que nous mangeons).
(23) Nunc vero quam longe processerunt mala valitudinis ! Has usuras voluptatium pendimus ultra modum fasque concupitarum. Innumerabiles esse morbos non miraberis : cocos numera. Cessat omne studium et liberalia professi sine ulla frequentia desertis angulis praesident. // Aujourd'hui, nos maladies sanitaires s'étendent sans fin (quam longe) ! Nous payons les intérêts de ces plaisirs effectués sans aucune mesure et sans respect de la loi (ultra modum fasque). Ne t'étonne pas que nos maladies soient innombrables ; cherche les cuisiniers. Toute vie intellectuelle (studium) est arrêtée et les professeurs de sciences libérales sont installés (praesident) sans aucun auditoire devant des bancs vides (desertis angulis).
(29) Quomodo ista perplexa sunt, sic ex istis non singulares morbi nascuntur, sed inexplicabiles, diversi, multiformes, adversus quos et medecina armare se coepit multis generibus, multis observationibus. // Du fait que ces aliments sont mélangés/enchevêtrés, en naissent des maladies non caractérisées, inexplicables, déroutantes, polymorphes (non singulares sed inexplicabiles, diversi, multiformes morbi), contre lesquelles la médecine a commencé à s'armer de multiples façons, en pratiquant de nombreuses expériences cliniques.
Source : Sénèque, Lettres à Lucilius, édition bilingue, texte établi par François Préchac, et traduit par Henri Noblot, Les Belles Lettres, Paris, 1971, tome IV, Liber XV, lettre 95, pages 93-94.
NDLR. Toute ressemblance avec des personnages, une époque, une société ou un contexte éventuellement connus du lecteur ou de la lectrice serait bien évidemment totalement indépendante de ma volonté.