La Boëtie poursuit ainsi :

Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus que vous, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il les innombrables argus* qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, que par vous-mêmes ? Comment oserait-il vous courir sus, s’il n’était d’intelligence avec vous ? (...) Vous vous affaiblissez, afin qu’il soit plus fort, plus dur et qu’il vous tienne la bride plus courte : et de tant d’indignités, que les bêtes elles-mêmes ne sentiraient point ou n’endureraient pas, vous pourriez vous en délivrer, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. (...) Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude...

On imagine assez l'analyse qu'aurait faite Etienne de La Boëtie s'il lui avait été donné de vivre en 2020 dans nos sociétés mondiales pan-connectées, ou, pour reprendre la terminologie de Bernard E. Harcourt, hyperexposées. Le moindre de nos déplacements utilisant un GPS, la consultation de la météo localisée, le plus anodin message individuel, la présence sur les réseaux sociaux, la publication des photos de nos proches sur le cloud planétaire, la banque en ligne, l'impôt en ligne, les achats en ligne, la livraison d'un repas via une plate-forme numérique, la réservation en ligne d'une place de cinéma, d'une table de restaurant, d'un rendez-vous médical, application Track-virus dans le cas du COVID-19 ou toute autre application équivalente, le jugement sans appel de toute prestation commerciale sur un mode binaire like vs unlike, etc.

Bref, jamais, dans l'histoire de l'Humanité, il n'aura été aussi simple pour un commerçant intéressé, un individu malveillant ou un Pouvoir de quelque nature qu'il fût, de me connaître par le menu sans déployer d'autre moyen que de me convaincre − oh ! si subtile persuasion clandestine (Packard, 1957) − d'utiliser encore et encore davantage, et très souvent en permanence, l'Internet et ses ressources inouïes dont je ne peux me passer, tu sais bien, car il faut vivre avec son temps, non ?.

Bentham (le panoptique), Foucault (le grand renfermement), Orwell (1984, la novlangue), Kafka (la colonie pénitentiaire), Huxley (le meilleur des mondes) sont bel et bien dépassés !

D'après le juriste américain Bernard E. Harcourt, l'urgence de la crise nous fait baisser la garde face à la surveillance numérique. Et, par conséquent, le grignotage des libertés individuelles poursuit inexorablement sa route, avec l'assentiment de vous et de moi. Pourquoi suis-je si friand de montrer, d'extimer, d'exposer, d'exhiber sur la Toile les éléments les plus intimes de ma personnalité, de ma famille et, parfois même, de mes relations intimes ? Qu'est-ce qui me fait baisser la garde aussi dangereusement ? Et ne croyons pas que l'urgence de la crise pandémique et le régime démocratique dans lequel nous vivons nous exemptent de ce risque. Tout au contraire. L'une et l'autre accélèrent notre soumission, notre servitude volontaires à la surveillance technologique. Avec le numérique, un Etat malveillant peut tout connaître de ma vie dans ses moindres détails microscopiques. La caractéristique du monde libéral contemporain : je demeure libre d’offrir ma vie privée. Et, la plupart du temps, je l'offre chaque jour.

Orwell avait décrit une société de surveillance absolue imposée par le Pouvoir. Je fais mieux : je la construis, je la propose au Pouvoir, à chaque instant, par chacun de mes clics.

Saurons-nous résister ? Saurons-nous protéger nos libertés individuelles et collectives ? Saurons-nous inventer de nouvelles formes de désobéissance politique ? Saurons-nous, comme le propose Bernard E. Harcourt, transformer médias sociaux et infrastructures numériques, leur gouvernance et leur régulation, en associations non marchandes, en biens communs qui offrent plus de liberté et de pouvoir aux citoyens que ne le font l’Etat et le Marché ? C'est un enjeu majeur de la société qui vient. Et n'oublions pas, comme l'ont montré Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, dans La soumission librement consentie (2010) et le Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens (1987), que, dans nos sociétés hypermodernes, l'être humain a tendance à surestimer sa liberté. Et donc à être aisément manipulable.

  • Argus, argous ou argoussin : homme fabuleux à cent yeux, espion domestique, indicateur dénonciateur, délateur, sycophante, mouchard, rapporteur, corbeau, etc.

Pour aller plus loin :

Tous surveillés, 7 milliards de suspects, par Alain Louvet, Arte, 2019, 90 mn

Ce billet a été modifié le 4 juillet 2020