Sur la résonance [4/4] : un monde rendu à son indisponibilité
Par Jacques Vauloup le mardi 7 juillet 2020, 04:58 - Anthroposcènes - Lien permanent
Dominer le monde, exploiter indéfiniment ses ressources. La science, la technique, l’économie ont, d'après Hartmut Rosa, rendu les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée. Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. L'homme, dans son esprit conquérant, a perdu toute résonance avec le monde. Il lui faut Rendre le monde indisponible.
Hypothèse de travail : Dans la mesure où nous, membres de la modernité tardive, visons, sur tous les plans (...), la mise à disposition du monde, le monde nous fait toujours face sous forme de "point d'agression", ou de série de points d'agression, c'est-à-dire d'objets qu'il s'agit de connaître, d'atteindre, de conquérir, de dominer ou d'utiliser, et c'est précisément en cela que la "vie", ce qui constitue l'expérience de la vitalité et de la rencontre, ce qui permet la résonance, que la "vie", donc, semble se dérober à nous, ce qui, à son tour, débouche sur la peur, la frustration, la colère et même le désespoir, qui s 'expriment ensuite, entre autres, dans un comportement politique impuissant fondé sur l'agression
(pages 8-9).
Le monde comme point d'agression
Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable.
Et, remontant loin en amont des siècles précédents, ce rapport au monde s'amplifie au XXIè siècle avec la numérisation galopante et la compétition économique mondiale. Le monde et la réalité nous apparaissent comme une résistance. Notre vie sera meilleure si nous parvenons à accéder à plus de monde. Agis à tout instant de telle sorte que tu agrandisses l'ensemble formé par ce à quoi tu accèdes
est devenu le principe dominant de la modernité tardive (page 18).
Un principe d'action qui revisite, ou peut-être seulement complète, le principe responsabilité proposé par Hans Jonas en 1990 : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre ».
Et le monde est rendu disponible, mis à disposition. Souvent, il ne s'agit pas de rendre les choses, des fragments du monde, atteignables en général, mais de les avoir à disposition plus facilement, plus efficacement, à moindre coût, sans grande résistance et de manière plus sûre
(page 21) : rendre visible ce qui est là ; rendre atteignable ou accessible ; rendre maîtrisable, contrôlable ; rendre utilisable.
Le monde se retire
Or, non seulement ce programme de mise à disposition du monde ne fonctionne pas, mais il bascule littéralement en son contraire : Le monde rendu disponible sur les plans scientifique et technique, économique et politique semble se dérober à nous d'une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible
(page 27). La modernité court le risque de ne plus entendre le monde et de ne plus s'éprouver elle-même. Elle est devenue incapable de se laisser interpeller et atteindre
(page 38).
Entrer en résonance
Ce n'est pas le fait de disposer des choses, mais l'entrée en résonance avec elles, le fait d'être en mesure de susciter leur réponse, l'efficacité personnelle, et de s'engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamental pour l'humain de l'être-au-monde dans sa forme vivante
(page 42).
Il nous faut, d'après Hartmut Rosa, grâce à la résonance, rendre le monde indisponible à notre agression. Cela passe par quatre moments : le moment du contact (affection) ; le moment de l'efficacité personnelle (réponse) ; le moment de l'assimilation (transformation) ; le moment de l'indisponibilité. La résonance est constitutivement indisponible et, plus nous la voulons, plus elle se dérobe. En réalité, nous ne pouvons entrer en résonance avec des personnes ou avec des choses que si elles sont en quelque sorte à demi disponibles, si elles évoluent entre la disponibilité totale et l'indisponibilité complète
(page 53).
Dans la question Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? entendue maintes fois par les enfants et adolescents au cours de leur développement, la tentation est grande d'entrer dans une logique rationnelle : (1) identifier ses besoins, envies et capacités ; (2) passer au crible cursus et offres de formation ; (3) repérer les aides idoines ; (4) prendre une décision (plan A, plan B, plan C). Or, questionne Rosa, comment résoudre l'impossible équation de (1) et (2) ? Quant au point (4)... Et, comme il est souvent remarqué, la profession finalement exercée par quelqu'un correspond assez peu à ce qu'il avait indiqué au moment du baccalauréat. Ne faut-il pas voir, là, la marque de la résonance, du laisser-advenir ?
Non seulement il n'est pas toujours possible de calculer les indisponibilités cruciales de la vie, mais elles sont aujourd'hui moins calculables que jamais, et il est encore moins possible de les maîtriser au moyen d'un document notarié. Réagir aux aléas et aux vicissitudes de la vie en les écoutant et en y répondant eu moment où ils surviennent semble être en revanche une stratégie beaucoup plus prometteuse
(page 105).
Les désastres écologiques et sanitaires montrent que la conquête agressive de notre environnement façonne un milieu hostile. Le surgissement de crises erratiques révèle l’inanité d’une volonté de contrôle débouchant sur un chaos généralisé. Et, à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonctions de réussite et nos désirs en cycles infinis de frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe. S’il en est ainsi, suggère Hartmut Rosa, c’est que le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles. L'auteur ne nous engage pas à nous réfugier dans une posture contemplative, mais à réinventer notre relation au monde. Commencé par la somme Résonance (2018), le plaidoyer phénoménologique pour l'ici et maintenant de notre relation au monde se conclut, provisoirement nous assure Rosa, avec Rendre le monde indisponible (2020), deux ouvrages successifs qui, après Accélération (2010), confirment la place majeure de Hartmut Rosa parmi les penseurs qui comptent dans nos temps troublés.
Ce billet met fin au cycle des quatre billets consécutifs consacrés à Hartmut Rosa et à ses oeuvres Résonance (2018) et Rendre le monde indisponible (2020).