Colère, haine, ressentiment : jusqu'où ?
Par Jacques Vauloup le lundi 10 mai 2021, 03:09 - Droit d'irritation - Lien permanent
En entraînant la perturbation de l'économie, l'atomisation des sociétés, la fragilisation des valeurs préexistantes et en rendant inévitable l'inadaptation sociale, Baal a également créé des lignes de faille qui sillonnent les âmes des nations et les sociétés ayant subi des transformations écrasantes. C'est de la multitude de ses victimes que sont issus les fantassins de l'islamisme radical, du nationalisme hindou ou chinois
.
Innombrables sont les individus révoltés au XXIe siècle, phénomène amplifié par les réseaux sociaux et l'instabilité économique globale (Ndlr. L'essai a paru en 1917 en langue anglaise, soit 3 ans avant la pandémie mondiale de COVID-19, aux conséquences économiques, culturelles et politiques dévastatrices). Selon Pankaj Mishra, il ne s’agit pas d'un choc des civilisations
(Huntington, Clash of civilizations, 1993) mais d’un mécanisme inhérent au modèle politique occidental accouché des Lumières – démocratie libérale et économie de marché – qui, depuis la chute du mur de Berlin, s’applique de manière brutale à des milliards d’individus, creusant le fossé des inégalités entre les élites mondialisées de winners et les loosers du darwinisme social. Et créant chez ces derniers, de plus en plus nombreux, colère, haine et ressentiment.
Femmes et hommes marginalisés
La plupart d'entre eux n'appartiennent ni aux plus pauvres des pauvres, ni à la paysannerie, ni à la classe des défavorisés urbains. Ce sont des jeunes gens instruits, souvent sans emploi, émigrés de la campagne vers la ville, ou d'autres membres de la frange inférieure de la classe moyenne. Ils ont abandonné les secteurs les plus traditionnels de leurs sociétés et succombé aux chimères du consumérisme sans parvenir à la satisfaction de leurs désirs. Ils réagissent à leur propre déperdition et à leur sentiment de désorientation par la haine des bénéficiaires supposés de la modernité. Il clament les mérites de leur culture autochtone ou en revendiquent leur supériorité alors même qu'ils en ont été déracinés
. (p. 98)
Dans de nombreux pays, dans toutes les cultures d'origine, ces êtres marginalisés, déracinés, déstructurés mais très largement connectés ciblent ceux qu'ils considèrent comme des élites vénales, intraitables et menteuses
. La Grande Bretagne a voté Brexit contre les technocrates et cosmopolites de la City ; nationalistes hindous et chinois méprisent leurs compatriotes anglophones mondialisés pro-occidentaux ; islamistes radicaux pourfendent ceux qui ont sombré dans l'hédonisme et la société de consommation. Quant aux États-unis, en 2016, le peuple intérieur des laissés-pour-compte a conduit au pouvoir un populiste milliardaire.
Rousseau vs Voltaire : quelles Lumières ?
C'est l'une des forces de l'ouvrage de situer les sources de la fracture aux penseurs des Lumières, là où, d'après lui, s'originent à la fois un XIXè siècle porté par le capitalisme industriel, l'enrichissement des capitaines d'industrie et un autre XIXè siècle fait de la montée des classes ouvrières mais aussi des anarchismes et des révoltes populaires.
Voltaire, c'est l'individu rationnel poursuivant son intérêt personnel. Dans Les Confessions, Rousseau décrit un être humain sujet à des pulsions conflictuelles, un marginal déraciné dans la métropole marchande, aspirant à y trouver une place et luttant avec des sentiments complexes d'envie, de fascination, de révulsion et de rejet (p. 116). Pankaj Mishra nous rappelle les mots de Voltaire sur Rousseau : un déclassé prémonitoire, un fou intéressant, un gueux qui voudrait que les riches soient volés par les pauvres
.
Au XVIIIè siècle, en France, opinions et débats se tenaient entre gens-comme-il-faut
, dans les salons, par des relations de face à face. Aujourd'hui, du fait de l'ampleur du ressentiment et des frustrations, dans un contexte d'accélération digitale exponentielle, le lieu des débats et des opinions est occupé par des racistes, des misogynes ou des meutes de lyncheurs souvent anonymes
. (p. 204)
Guerres du monde intérieur
Pour Mishra, la résurgence politique du nationalisme montre que le ressentiment des laissés-pour-compte par l'économie mondialisée ou méprisés en politique, dans l'entreprise ou les médias connaît son expression la plus menaçante dans l'anarchisme violent des déshérités et des superflus
, héritier du nihilisme anarchiste européen de la fin du XIXè siècle. (p. 325) Pourquoi passent-ils à l'acte aujourd'hui ? Inégalités croissantes, sentiment d'impasse, absence d'institutions médiatrices, désespérance politique générale, absence de sens...
Je peux tout pardonner, sauf que tu sois, que tu sois qui tu es, que je ne sois pas qui tu es.
La guerre civile mondiale est, pour l'auteur, un événement profondément intime, qui passe par l'âme et le coeur des individus. Nous devons examiner notre propre rôle dans la culture qui alimente la vanité insatiable et le narcissisme creux
. (p. 389)
Il y a manifestement beaucoup plus d'aspirations qu'on n'en peut réaliser à l'heure de la liberté et de l'entrepreneuriat ; plus de désirs d'objets de consommation qu'un revenu effectif n'en peut procurer ; plus de rêves que n'en pourrait exaucer une société stable par la redistribution et la multiplication des chances ; plus de mécontentements que n'en peuvent apaiser la politique ou les thérapies traditionnelles ; plus d'exigences de statuts symboliques et de marques personnelles qu'on n'en peut acquérir par des moyens non criminels ; plus de revendications de célébrité que n'en peuvent satisfaire des moments d'une attention toujours plus morcelée ; plus de stimulations venant des médias d'information qu'il n'est possible de convertir en action ; et plus d'indignation qu'on n'en peut exprimer sur les réseaux sociaux
(p. 401). L'âge de la colère n'en est probablement encore qu'à ses commencements. Au grand risque des démocraties.
Ce mot a été modifié le 17 mai puis le 19 mai 2021