En 232 pages serrées mais lisibles par le béotien, Aurélie Delage, David Giband, Kevin Mary et Nora Nafaa, enseignants-chercheurs à l'université de Perpignan Via Domitia, membres de l'UMR Art-dev, présentent et structurent une géographie de l'éducation formelle et informelle − l'école n'est qu'un élément d'un ensemble beaucoup plus vaste. Cet ouvrage important constitue le premier manuel de géographie de l'éducation en langue française. Un nouveau champ disciplinaire.

Décrire les espaces de l'éducation formelle et informelle

Les auteurs : «L'éducation est un processus d'apprentissage qui articule deux dimensions : l'éducation formelle (institutions) et informelle (famille, quartier, éducation populaire, groupes culturels, religieux…) L'éducation a une dimension spatiale qui combine différents types d'espaces (école, classe, foyer familial, secteur scolaire, quartier, entreprise) à des échelles multiples». (page 16)

«La géographie de l'éducation étudie la production spatiale et territoriale des systèmes d'éducation formelle et informelle à différentes échelles. Elle s'intéresse aux dimensions spatiales des processus sociaux (inégalités, ségrégations, mobilités, etc.), économiques (mondialisation, privatisation, flux, etc.), politiques (politiques éducatives, réformes, etc.) impliqués dans les dynamiques éducatives. ces dynamiques engendrent des coopérations, partenariats, alliances, tensions, conflits entre les acteurs partie prenante de l'éducation (familles, enseignants, éducateurs, institutions, etc.) qui se matérialisent dans l'espace.» (page 16)

Avec d'autres sciences sociales, la géographie de l'éducation partage un ensemble de thématiques : mondialisation, mobilités, migrations étudiantes ou enseignantes, privatisation, marchandisation, inégalités. Avec plusieurs d'entre elles, elle utilise des méthodes communes : enquêtes qualitatives (entretien, observation), ou quantitatives (questionnaires, statistiques). Elle y ajoute un outil d'analyse et de compréhension qui lui est propre : l'analyse cartographique.

L'ouvrage-manuel analyse la place de l’éducation dans l’organisation spatiale des sociétés. Il s'appuie sur de nombreuses études de cas portant sur divers pays (France, Canada, États-Unis, Chili, Maroc, Émirats arabes unis), des thématiques variées (réformes des territoires éducatifs, carte scolaire, décrochage scolaire, classement de Shanghai, PISA, fermetures d'écoles rurales, migrations étudiantes, etc.) et une cartographie dense et originale.

Beaucoup de notions déjà connues sont éclairées d'un jour nouveau par la géographie de l'éducation : territoire éducatif, paysage éducatif, e-learning, financiarisation de l'éducation, école coloniale, enseignement transnational, espérance de vie scolaire, ségrégation scolaire, mixité scolaire. D'autres, plus récentes pour les Européens, sont définies et illustrées avec précision : édupreneur, ed-tech, educational hub (ou : hub éducatif), edu-business, effet cartable, oasis scolaire, studentification, université-producteur urbain.

Développer une vision multiscalaire

Le chapitre 3 (pages 77-114) présente une illustration parlante de la mondialisation de l'éducation. Avec 12.500 milliards de dollars, le marché de l'éducation est devenu le plus grand marché de la planète en 2021. Un terrain de chasse de choix pour les investisseurs privés, en croissance exponentielle. Groupes éducatifs cotés en Bourse et propriétés de fonds d'investissement, mais aussi uberisation de l'éducation pour les pauvres, en Afrique notamment, où l'école publique se retire de certains territoires au profit de la charter school.

Au niveau d'un État, les auteurs mettent la lumière sur le groupe Galileo Global education, leader européen et mondial, un réseau de 61 établissements et de 210.000 étudiants dans 18 pays. Son objectif : 1 million d'étudiants en 2023. Ce groupe, dirigé notamment par d'anciens haut-fonctionnaires, appartient à Téthys Invest (Famille Bethencourt-Meyer). L'école publique est impactée par les revendications identitaires et consuméristes qui entraînent soit des impossibilités (Afghanistan) soit des entre-soi ou oasis scolaires défiant toute mixité scolaire.

Au niveau des collectivités locales, l'ouvrage présente l'intérêt et les limites du mouvement des villes éducatrices, de celui des cités éducatives et du projet écoles du futur (Marseille). Inégalités multidimensionnelles et cumulatives : de genre, raciales et ethniques, héritages coloniaux, socio-économiques (Indices de position sociale).

Comme tout manuel de qualité, l'ouvrage est structuré de façon didactique en 6 chapitres clairement charpentés : objectifs, définitions, notions-clés, 40 figures et cartes, focus, documents insérés, synthèses, commentaires, bibliographie.

On sort de l'ouvrage à la fois heureux d'assister à l'émergence et la définition d'un nouveau champ disciplinaire, la géographie de l'éducation, étroitement connecté avec les autres sciences sociales (sociologie, psychologie, histoire, sciences de l'éducation, anthropologie, économie), mais tout autant inquiet au vu de la confrontation des systèmes publics d'éducation, partout dans le monde, aux logiques du Marché et de la privatisation.

Jusqu'où le principe d'évaluation permanente (PISA dans le second degré, Shangaï dans le post-bac), la mise en concurrence des établissements, les classements internationaux, la fabrique des entre-soi, la privatisation des méthodes de gouvernance dans le public, la marchandisation de l'éducation iront-ils ?■

L'ouvrage présenté et commenté :

Delage A., Giband D., Mary K., Nafaa N. (2023), Géographie de l'éducation, concepts, enjeux et territoires, Armand Colin