L'équipe du Centre médico-psychopédagogique (CMPP) Etienne Marcel s’est réunie régulièrement durant plus d’un an pour tenter de penser la clinique de l’inhibition scolaire. En partenariat avec trois lycées parisiens, deux généraux, et un professionnel, des groupes de parole ont été proposés dans l’établissement avec des élèves qui étaient adressés par les conseillers principaux d’éducation. Installés en position passive de savoir, les élèves ont eu du mal, à cause de l'impact du groupe sans doute, à se saisir de la parole et à lancer des thématiques autres que des généralités sur leur scolarité étaient possibles. L'accès à l'intime était vite bloqué et empêché par le dispositif lui-même.

Mais pourquoi moi ?

Le dispositif initial a été modifié afin de proposer aux jeunes un espace de parole plus neutre : rencontres individuelles dans l’établissement scolaire qui permettraient de travailler l’adresse vers le groupe de parole qui, cette fois, se tiendrait toutes les semaines au CMPP. Bénédicte Rochas espérait ainsi que ces élèves qui refusent la loi scolaire pourraient peut-être entendre une personne extérieure qui ne présentait pas le handicap d’appartenir à l’institution qu’ils rejetaient profondément voire violemment. Mais sa position extérieure au lycée n’a pas suffi ; en effet, ces adolescents repérés et désignés par l’administration du lycée pour participer au groupe se sentaient stigmatisés, montrés, ils demandaient « Mais pourquoi moi ? ». Leur parcours scolaire difficile s’était déjà chargé de les assigner à la place du jeune en échec, de celui qui ne fait rien. Ces ressentis d’exclusion, de marginalisation, avaient engendré chez eux un abandon scolaire, une abdication face au désir d’apprendre. Les élèves rencontrés attribuent très souvent la responsabilité de l’échec à l’autre, à l’institution, et notamment à ce professeur qui est particulièrement sévère, injuste, qui ne les respecte pas… Qu’importe la matière, s’ils aiment l’enseignant, ils feront des efforts ; en revanche, si le professeur est déconsidéré, plus rien n’est possible, même si la matière est appréciée. La question du respect est une question récurrente dans ces entretiens. Ils sont en grande demande d’être écoutés, tout en restant dans une profonde ambivalence, car ils revendiquent constamment leur autonomie, leur liberté.

Ces adolescents empêchés de penser

Ce qui est remarquable dans grand nombre d’entretiens, c’est le mécanisme d’empêchement à penser (Boimare, 2008)., de la peur d'apprendre (Boimare, 2019), de la phobie du penser (Birraux, 1999). « C’est la pensée qui est l’objet persécuteur, pensée sexualisée par le fait pubertaire et qui se projette sur l’espace dans lequel elle devrait se déployer », écrit-elle. L’activité de penser est alors coupable, car trop près des désirs œdipiens interdits, d’où certaines inhibitions de la pensée. Ce qui effraie le jeune serait « de devoir faire face à son monde interne et à son appareil psychique déstabilisés par la poussée pubertaire ». L’établissement scolaire devient le lieu de la pensée, donc il est le lieu à fuir. Penser, réfléchir, raisonner, peut s’explorer dans d’autres lieux que l’école. La population des lycées professionnels est souvent constituée d’élèves en difficulté sociale et scolaire. Beaucoup d'entre eux suivent un cursus subi, et ils le vivent comme une sanction par rapport à la voie générale considérée comme plus noble. « La filière professionnelle, Madame, c’est la honte ! ». Une honte qui vient sanctionner un parcours déjà fait de notes, de jugements douloureux qui blessent leur narcissisme. Ils se sentent méprisés par les adultes qui, pour finir, les orientent vers une voie dont ils ne veulent pas, une voie par défaut. Les adultes sont les persécuteurs, et à aucun moment, ces ados honteux ne peuvent se saisir de l’aide qui leur est proposée.

Quelle que soit l’intensité du décrochage - absence perlée, décrocheur de l’intérieur, absence récurrente - il reste toujours une souffrance pour l’adolescent. (…) Ils se sentent extrêmement dévalorisés, maltraités. Ils ont le sentiment de ne pas être écoutés : « Je ne voulais pas être en pro, je suis en filière vêtement et je n’aime pas la couture ». La plupart attribue leur échec à l’autre, les profs, les cursus, un autre élève persécuteur. Ce mécanisme de défense permet probablement de protéger tant bien que mal leur narcissisme très attaqué. Ils évoquent presque tous une sorte de lassitude, ils ne sont pas motivés pour se lever le matin, pour écouter. La psychologue constate un mouvement de tristesse, d’angoisse, non reconnu, ni même nommé par les adolescents eux-mêmes qui banalisent. Ils se défendent avec des positions d’évitement : solution de l’absence qui ne fait que les assigner encore plus dans leur place de décrocheur néanmoins coupable. Très souvent ils ne distinguent aucun but : avoir leur bac pro, oui, mais ils ne se projettent pas dans la vie professionnelle, ou, si elles existent, les projections sont inadéquates avec la filière.

Être face à ses manques pour pouvoir ensuite les surmonter et trouver les solutions met à l’épreuve les assises narcissiques. Or, depuis le primaire, ils ont des difficultés. Très précocement dans son parcours scolaire, un élève à la scolarité fragile est pointé, interpellé. Ce moment inconfortable où le jeune doit faire face à son ignorance sera vécu comme un temps d’effondrement narcissique, surtout si le professeur reste dans une position de jugement. La honte peut l’envahir. Pourtant si l’enseignant peut l’étayer, il peut trouver un peu de plaisir à la recherche de la solution. Sans bienveillance, la honte de ses limites, sera, pense-t-il, dévoilée à tous. Pour ces élèves ces situations d’exclusion se sont répétées tout au long de leur scolarité.

La honte du cancre

« J’ai ressenti très tôt l’envie de fuir. Pour où ? Fuir de moi-même, disons et pourtant en moi-même. Mais un moi qui aurait été acceptable pour les autres. » (Pennac, Chagrin d'école, 2007). Bénédicte Rochas : L’élève voudrait subtiliser au regard d’autrui ce qui ne peut pas être caché, c’est un dévoilement de l’intime. Il est aux prises avec un moi féroce, un surmoi social féroce. « Cette prof m’affiche devant les gens ! Elle me dit que je n’ai rien à faire là, que je ne suis pas à ma place !». Cette expression donne bien à entendre la puissance de l’exposition subie aux regards de l’autre. Le regard dépréciatif, et l’absence de place que l’on signifie à celui qui n’a pas appris suffisamment. L’adolescent entend alors « je n’ai pas de place, je n’ai donc aucune valeur ». Comme si tout l’être était à cet instant réduit à la connaissance scolaire. L’enseignante placarde aux yeux de tous les lacunes de l’élève et celui-ci est littéralement envahi d’un sentiment d’infériorité et d’humiliation. La condamnation est sans appel.

Dans le cas des décrocheurs, la honte vient de l’incapacité d’être dans la norme des 80% de la classe d’âge qui obtient le bac. Cette norme est pourtant pour eux hors de portée. La honte ne se met pas en mots, elle est muette, honte solitaire qui isole, éloigne, marginalise. Dire sa honte est perçu comme une humiliation supplémentaire, sa spécificité, c’est qu’elle se cache. La honte n’est-elle pas un affect de la sidération ? Le sujet est envahi par son propre échec, une sorte de privation des représentations et donc un empêchement à penser. Cette honte devient alors un grand inhibiteur de la pensée de la créativité. Non seulement le narcissisme est gravement atteint mais cela peut aller jusqu’au trouble de l’intégrité psychique. Les autres le regardent et il se perçoit comme inférieur. Le regard de la classe le persécute, il se sent rejeté par le groupe.

L'expérience de Bénédicte Rochas s'ente sur des rencontres avec les décrocheurs de l’intérieur, ceux qui arrivent en retard, qui ne sont pas acceptés en cours, qui sèchent ; ils sont absentéistes, ils brillent par leur absence ; les adultes ne les voient que lorsqu’ils s’absentent. Ne pourrait-on pas penser cette soustraction aux regards comme une formation réactionnelle à une idée d’invisibilité sociale, ou de sensation de mépris ? Les ados, quant à eux, parlent plutôt d’absence de respect que les adultes ont envers eux. S’absenter pour exister ? Souvent, la famille perçoit le sentiment de rejet et d’inquiétude qui entoure son enfant. Le parent, lui aussi, peut éprouver de la honte aux yeux de l’institution qui, selon lui, juge son éducation. Certaines familles ne veulent pas se déplacer, ne répondent pas aux appels ; pour d’autres, les rencontres parents/professeurs sont des moments très difficiles à vivre, leur enfant pouvant être désigné comme le responsable des difficultés familiales. Ces élèves honteux de leurs facultés intellectuelles expriment une fatalité. Depuis des années, ils sont qualifiés de nuls, d’incompétents. La honte qu’ils ressentent de ne pas pouvoir réussir comme les autres les empêche également d’exprimer quelque chose de leur souffrance. Ils s’enferment dans un cercle vicieux, « Je ne comprends rien, de toute façon, ça ne sert à rien que je vienne en cours de math ». Ils se résignent et donc décrochent, s’extraient d’un jugement social insupportable. Comment les amener à un mouvement réflexif permettant d’élaborer quelque chose de la place qu’ils occupent dans ce dispositif ? La question centrale est la question du désir d’apprendre. Comment le relancer, alors qu’eux-mêmes ne veulent rien en savoir ? Et personne ne peut obliger à désirer… En fin d'article, avec beaucoup d'honnêteté, mais aussi de désarroi, la psychologue avoue que la démotivation et le mal-être des élèves sont, petit à petit, devenus les siens. Elle s'est sentie démunie à attendre des élèves qui ne viennent pas, à entendre leur refus. Et d'ajouter : Au nom de quoi faudrait-il venir les chercher ? Ma place, comment la penser ? Je me trouve dans une position très paradoxale : aller au devant d’adolescents qui ne veulent rien en savoir. Ce dont parle Bénédicte Rochas, c'est du travail quotidien des psychologues de l'éducation nationale des centres d'information et d'orientation, des conseillers principaux d'éducation et des personnels de la mission de lutte contre le décrochage scolaire. Et des professeurs, bien entendu. A ce titre, son témoignage est irremplaçable.

Ce billet a été modifié le 6 novembre 2019

Pour aller plus loin

Le Carnet psy, Honte et adolescence, n°224, 2019-3, avril 2019

Amrani Y., Beaud S. (2004), Pays de malheur ! Un jeune de cité écrit à un sociologue, La Découverte

Ernaux A. (1999), La honte, Folio-Gallimard

Pennac D. (2009), Chagrin d'école, Folio-Gallimard, 1ère édition en 2007

Honte (déf.), 46 synonymes, 8 antonymes, source CRISCO, université de Caen Normandie