L'enfant de ville et l'enfant des champs
Par Jacques Vauloup le dimanche 26 janvier 2020, 03:14 - Ex libris - Lien permanent
Dans leur enquête près des jeunes Français de 17 à 23 ans, la Fondation Jean Jaurès, l'IFOP et Chemins d'avenirs constatent que les origines géographiques et sociales continuent d’influer fortement sur la projection de ces jeunes vers l’avenir, sur leur degré d’ambition et sur l’autocensure qu’ils développent, plus ou moins consciemment, en fonction de leur milieu d’origine et de leur lieu de résidence.
L’ascenseur social semble bloqué dans certains territoires : la proportion d’enfants d’ouvriers et d’employés devenus cadres et professions intermédiaires varie presque du simple au double entre la Creuse (24,7%) et Paris (47%)
, note l'étude. Le deuxième phénomène, c’est l’accumulation des obstacles que rencontrent les jeunes de 17 à 23 ans et qui, à catégorie socio-professionnelle équivalente, les placent dans une situation de départ moins favorable que les jeunes lyonnais, bordelais ou parisiens. Car si la situation de ces jeunes n’est ni spectaculaire, ni particulièrement visible, si elle ne soulève pas l’indignation, notamment parce que leurs résultats scolaires en primaire et au collège sont « assez proches des moyennes nationales », elle n’en est pas moins un poison qui corrode lentement la cohésion nationale et repose sur un faisceau d’indicateurs. Ces derniers montrent bien à quel point les jeunes des territoires sont entravés à l’heure de dessiner leur avenir. En effet, si l’on additionne le manque de confiance en soi et en l’avenir, l’absence de modèles et les aspirations restreintes des jeunes de la France périphérique et que l’on y ajoute l’éloignement des opportunités académiques puis professionnelles, mais aussi culturelles et sportives (32% des jeunes des zones rurales interrogés dans le cadre de cette étude disent n’avoir pratiqué aucune activité extra-scolaire pendant leur scolarité, contre seulement 20% en agglomération parisienne) ainsi que la fracture numérique et les fragilités économiques et sociales, l’addition commence à sérieusement s’élever… Ainsi, on perçoit combien les jeunes de ces territoires ont de nombreux défis à relever au cours de leur parcours.
CHIFFRES CLEFS
35 % des jeunes indiquent que la famille et le réseau social ont leur première source d’information afin de préparer leur orientation post bac, devant Internet (21 %), un ou des professeurs de lycée (15 %) ou encore le conseiller d’orientation (11 %)
41 % des jeunes déclarent ne pas avoir suffisamment d’informations pour s’orienter (42 % pour les jeunes de zones rurales, contre 32 % pour les jeunes d’agglomération parisienne)
58 % des jeunes indiquent qu’ils ont fait ou vont faire des études supérieures « ambitieuses » (48 % des jeunes des villes de moins de 20 000 habitants, contre 67 % des jeunes d’agglomération parisienne)
36 % des jeunes indiquent avoir des modèles qui les inspirent dans leurs choix de formation ou de carrières (42 % des jeunes des villes-centres, contre 27 % seulement dans les villes isolées et 28 % dans les territoires ruraux)
49 % des 17-23 ans indiquent que l’élément déterminant pour réussir son avenir professionnel est l’expérience acquise à travers des stages, 22 % le fait d’avoir un solide réseau, et seulement 10 % le fait d’avoir fait des études longues
32 % des jeunes des zones rurales disent n’avoir pratiqué aucune activité extra-scolaire pendant leur scolarité, contre seulement 20 % en agglomération parisienne
33 % des 17-23 ans déclarent être encouragés à aller étudier à l’étranger par leurs familles (27 % pour les jeunes des territoires ruraux, contre 41 % en agglomération parisienne)
27 % des 17-23 ans ont suivi des cours supplémentaires (ou de soutien) en langues, financés par leurs parents à l’école primaire, au collège ou au lycée (21 % des jeunes ruraux, contre 42 % des jeunes vivant en agglomération parisienne)
Près d’un jeune Français sur deux envisage la possibilité de travailler à l’étranger dans le cadre d’une future activité professionnelle (34 % des 17-23 ans issus des zones rurales, contre 52 % en agglomération parisienne).
LES JEUNES ET LEUR FAMILLE INÉGAUX FACE À L’AVENIR
En matière de choix d’orientation comme de résultats scolaires, les jeunes Français apparaissent largement tributaires de leurs origines sociales et géographiques. (…) C’est en France que le lien entre l’origine sociale et le niveau scolaire est le plus fort, comme le rappellent régulièrement les enquêtes PISA de l’OCDE, les enfants de milieux défavorisés risquant trois fois plus que les autres d’avoir un niveau scolaire en-dessous de la moyenne. Conséquence : les enfants d’ouvriers sont deux fois moins souvent diplômés du supérieur que les enfants de cadres.
Certaines filières universitaires sont particulièrement touchées par ce clivage social. Ainsi, en 2014, non seulement 40 % des étudiants en première année de médecine avaient des parents cadres supérieurs ou exerçant une profession libérale – contre 30 % à l’université – mais l’origine sociale jouait de nouveau très fortement sur leur réussite, un enfant d’ouvrier ayant deux fois moins de chances qu’un enfant de cadre d’intégrer la deuxième année d’études de santé et jusqu’à 2,5 fois moins s’agissant d’une seconde année de médecine. Ainsi le déterminisme social engendre-t-il des inégalités de destin : « Il faudrait six générations pour que les descendants de familles modestes atteignent le revenu moyen en France », a rappelé une récente étude de l’OCDE. (…) C’est peu de dire que les familles sont dans des situations inégales face à la question de l’avenir de leurs enfants.
Quand on sait que le mimétisme familial concerne plus d’un jeune sur quatre (…), on perçoit bien à quel point les biais d’information, l’absence de modèles ou l’autocensure peuvent limiter les opportunités des uns, quand la maîtrise des codes et la connaissance des filières et enjeux en matière d’enseignement supérieur ouvrent largement le champ des possibles des autres. Dans notre enquête, 42 % des jeunes des zones rurales disent ainsi « n’avoir pas eu suffisamment d’informations pour s’orienter ».
QUAND LE DÉTERMINISME GÉOGRAPHIQUE LIMITE L’AVENIR ET L’AMBITION DES JEUNES FRANÇAIS
Dans la dénonciation des inégalités touchant les jeunes Français et dans les actions mises en œuvre pour les pallier, les difficultés frappant les jeunes de la France périphérique ont longtemps été passées sous silence. Entre un discours caricatural sur la ruralité faisant de tous les jeunes ruraux des fils d’agriculteurs et un discours focalisé sur la jeunesse des quartiers, les jeunes de la France périphérique demeuraient gommés du débat public. Ils sont pourtant des millions à grandir au cœur des villes petites et moyennes, dans les zones rurales ou les territoires de montagnes. Des millions à affronter des obstacles en chaîne, à l’heure de construire leur futur.
Deux phénomènes imbriqués sautent en effet aux yeux. Le premier, c’est la différence d’aspirations académiques et professionnelles entre ces jeunes et les citadins du même âge, le degré d’ambition variant fortement en fonction du lieu de résidence. (…) Un écart tout aussi significatif persiste lorsque l’on interroge ces jeunes sur leur confiance en eux-mêmes. Ainsi la confiance des jeunes des zones rurales et des communes allant entre 2 000 et 20 000 habitants demeure-t-elle en-dessous de la moyenne nationale (66 %). Ils sont en effet respectivement 61 % et 59 % à estimer avoir confiance en eux lorsqu’ils pensent aux années futures (études supérieures et entrée sur le marché du travail), contre 72 % des jeunes de l’agglomération parisienne.
(…) Lorsqu’on demande en effet aux 17-23 ans s’ils ont dans leur entourage un exemple qui inspirerait leurs choix d’orientation ou de carrière, la différence entre les jeunes ruraux et les jeunes des villes-centres, de nouveau, est très nette. Ainsi, 42 % des jeunes interrogés dans les villes-centres estiment avoir une telle source d’inspiration, contre 27 % seulement dans les villes isolées et 28 % dans les territoires ruraux.
(…) Cette évolution a naturellement de multiples répercussions sur le destin des jeunes. Lorsque les moyens du foyer sont réduits, l’accès à l’éducation et à l’orientation n’est pas le même. L’accès à la culture, aux loisirs et aux vacances non plus. Les perspectives d’avenir, elles aussi, sont différentes. On voit très nettement que ce contexte socio-économique moins favorable à la réussite scolaire et à une orientation choisie est le plus fréquent dans les petites villes.
MOBILITÉ ET INTERNATIONAL : UN NOUVEAU TERRAIN DE COMPÉTITION ENTRE JEUNES
Tandis qu’une lycéenne du Morvan se bat sur les plans financiers, matériels et psychologiques pour suivre ses études supérieures à Dijon, ville universitaire la plus proche de la zone rurale où elle grandit, un lycéen parisien du même âge prépare le semestre qu’il va passer à Singapour après son baccalauréat. Le parallèle peut sembler caricatural. Prenons donc les précautions d’usage avant d’aller plus loin : tous les jeunes ruraux ne sont pas assignés à résidence ; tous les jeunes urbains ne sont pas internationalisés dès l’adolescence.
(…) D’un côté, les jeunes dont l’ancrage géographique restreint le champ des études, le lieu de résidence de la famille comme facteur d’influence dans le choix de l’orientation influençant plus d’un jeune Français sur deux selon les 17-23 ans. De l’autre, ceux dont les familles peuvent assurer le coût d’un départ du foyer et qui ont été préparés culturellement et psychologiquement à découvrir de nouveaux horizons. Cette influence est naturellement lourde de conséquences pour les jeunes des territoires isolés des grandes métropoles.
(…) Par ailleurs, à cet obstacle financier vient se superposer un frein psychologique pour bon nombre des jeunes de la France périphérique n’ayant jamais eu l’occasion de découvrir la vie dans une grande ville avant le bac. La sensation engendrée à l’idée de suivre des études supérieures dans une grande ville varie ainsi selon le lieu de résidence, les jeunes ruraux ou issus d’une ville isolée s’en estimant « inquiets » à hauteur de 28 % et 27 %, quand cette inquiétude frappe seulement 18 % des jeunes issus d’une ville-centre.
À la lumière de ces chiffres, on constate que les choix d’orientation dans notre système d’enseignement supérieur demeurent en partie conditionnés par l’origine sociale et par le lieu de résidence. Ces pesanteurs risquent de s’accroître encore bien davantage à l’heure où les cursus s’internationalisent de plus en plus. En effet, la compétition scolaire s’est désormais déplacée sur ce nouveau champ. (…) Les effets de ce rapport des jeunes Français à l’international, à court, moyen et long termes, sont facilement décryptables, accentuant une fracture de plus en plus manifeste entre des jeunes assignés à résidence et d’autres largement tournés vers le monde. Cette différence de positionnement, là encore, réduit le champ des possibles des uns, quand elle élargit le champ des possibles des autres. En matière d’ouverture d’esprit, de rapport à autrui, d’autonomie, de curiosité, d’adaptabilité.
Notre commentaire. Aux uns, enfants des champs, le manque de revenus financiers, l'absence de réseaux et d'expérience des aînés, la distance géographique et culturelle aux établissements et formations délivrant le plus grand capital culturel, l'éloignement des aides scolaires et d'orientation, le manque d'ambition scolaire, le déficit de confiance en eux, l'autocensure et, bien entendu, le confinement dans la ruralité. Aux autres, enfants des villes, les revenus financiers, les réseaux professionnels et amicaux, l'identification aux aînés, la proximité des habitus culturels adaptés à des études longues, l'ambition scolaire, les cours particuliers, le coaching, la confiance en soi et, bien entendu, la mobilité internationale. On aurait tort de sous-estimer l'ampleur du clivage. C'est le fossé qu'a révélé, en novembre 2018, la crise des gilets jaunes
.
Et le Citadin de dire / Achevons tout notre rôt.
C'est assez, dit le Rustique / Demain vous viendrez chez moi / Ce n'est pas que je me pique / De tous vos festins de roi.
Mais rien ne vient m'interrompre / Je mange tout à loisir / Adieu donc ; fi du plaisir / Que la crainte peut corrompre.
Jean de La Fontaine, Le rat de ville et le rat des champs, Fables, I, IX, Pléiade, Gallimard, 1991, pages 42-43
Rappelons qu'au XVIIè siècle, l'opposition entre la ville et la campagne était un peu partout. On sait que Jean de La Fontaine (1621-1695) avait fait son choix.