Face à la faillite morale, sociale et écologique du néolibéralisme, l'horizon du travail au XXIè siècle est celui de son émancipation du règne exclusif de la marchandise. Les statuts professionnels qui ont résisté à la dynamique du Marché total ne sont pas les fossiles d'un monde appelé à disparaître, mais les germes d'un régime de travail réellement humain, qui fasse place au sens et au contenu du travail vu comme l'accomplissement d'une oeuvre.

Deux transformations majeures du travail au 21è siècle : l'impact de la révolution numérique sur l'organisation du travail, aussi considérable que celui de la précédente révolution industrielle ; mais aussi une crise écologique sans précédent, largement imputable à notre modèle de développement. Ces deux certitudes nous obligent à reconsidérer notre conception du travail, aussi bien du point de vue technique de notre rapport aux machines que du point de vue écologique de la soutenabilité de nos modes de production. (p. 12)

L'apport spécifique du juriste spécialiste du droit du travail est essentiel en ce qu'il nomme une troisième crise largement méconnue, celle du droit, justement garant de l'ordre ternaire. Il faut voir que l'ordre ternaire, qui fait de l'hétéronomie d'un tiers impartial la condition de l'autonomie reconnue à chacun, est en passe de se faire effacer par le fonctionnement binaire de nos machines supposées intelligentes. (p. 13) Nous assistons à une érosion du tiers impartial et à une extension de la gouvernance par les nombres.

Gouvernance par les nombres : le meilleur ou le pire ?

Côté pile : libération de l'homme du travail mécanique répétitif et aliénant, et concentration sur l'incalculable, l'improgrammable, la liberté, la créativité, l'attention à autrui. Bref, tout ce dont aucune machine n'est capable.

Côté face : risque de déshumanisation du travail, travail humain considéré comme un programme informatique, essor des pathologies mentales, augmentation des fraudes et malfaçons, ubérisation croissante de travailleurs sans statut, ou presque.

Le travail n'est pas une marchandise

Comme l'a affirmé la Déclaration de Philadelphie en mai 1944, qui a fondé l'Organisation internationale du travail, le travail n'est pas une marchandise et n'est pas séparable de la personne du travailleur. Son exécution mobilise engagement physique, intelligence et compétences de la part de ce dernier. Sait-on qu'avant d'être reprise et popularisée par l'économiste Gary Becker en 1964, l'expression Capital humain est une notion qui fut inventée par Joseph Staline en 1935 qui se traduisit par des déplacements de population massifs, l'envoi aux camps de travail ou la mise à mort de millions de personnes au Goulag ? Et comment oublierions-nous aujourd'hui que les sociétés dites civiles ou commerciales n'ont pour finalité que le profit et, pour les plus grandes, la dévotion à l'enrichissement maximal de leurs actionnaires ?

Cornelius Catoriadis (1991) : Le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents. De même qu'il vit en épuisant les réserves naturelles.

Penser la justice sociale au 21è siècle

Alain Supiot propose trois pistes :

Redistribuer les richesses. (Il rejoint ici les préconisations des économistes Amartya Sen, Esther Duflo, Emmanuel Saez, Gabriel Zucman, Thomas Piketty)

Reconnaître les identités culturelles et les milieux naturels. (Il se joint ici aux écologistes du monde entier, aux altermondialistes, aux biologistes, aux anthropologues, etc.)

Instaurer une juste division du travail, indexée sur l'agir, qui réponde au défi soulevé par la révolution informatique. Que les travailleurs soient employés à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun. (p. 31)

Pour finir, Alain Supiot préconise, sage initiative, l'art du jardinier comme méthode de management-ménagement des plus adaptées à nos temps perturbés :

L'art du jardinier est celui que devraient cultiver toutes les entreprises qui souhaitent tirer le meilleur parti des outils numériques et s'engager dans la transition écologique (...). La voie de l'avenir n'est pas d'asservir le travail des hommes à des machines supposées intelligentes, mais de stimuler et de coordonner leurs capacités inventives et organisatrices, autrement dit de leur accorder une liberté dans le travail. Quelle que soit leur position hiérarchique, ils doivent avoir individuellement ou collectivement leur mot à dire sur ce qu'ils font et la façon dont ils le font (...). Dans l'entreprise, le pouvoir doit laisser la place à l'autorité, c'est-à-dire à un mode d'organisation hiérarchique où le dirigeant est lui-même comptable de la réalisation d'une oeuvre collective, dont l'argent n'est qu'un moyen parmi d'autres de réalisation. (...) La fiction du travail-marchandise, qui fait de l'oeuvre un simple moyen au service d'objectifs financiers, n'est écologiquement plus soutenable à l'échelle de la planète. Elle doit céder la place à un statut du travail qui combine liberté, sécurité et responsabilité, y compris dans les organisations productives et les chaînes de sous-traitance.

Pour aller plus loin

Institut d'études avancées de Nantes

Chaire Alain Supiot au Collège de France (2012-2019) : Etat social et mondialisation, analyse juridique des solidarités